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CHAMBRES NOIRES, Karine Giebel – Belfond, sortie le 5 novembre 2020.

Karine Giebel est une auteure atypique. L’intensité de ses romans ne peut laisser insensible, et c’est toujours le cœur en vrac que vous les refermez. Peu sont capables de susciter de telles émotions, souvent contradictoires, mais toujours extrêmement puissantes, denses, si épaisses qu’elles stagnent au creux de vos tripes longtemps après la lecture. On pourrait se dire que l’exercice de la nouvelle est plus difficile, pour ne pas dire périlleux quand on écrit habituellement des romans longs qui permettent de construire une intrigue profonde en prenant son temps, de développer la psychologie parfois ambivalente de ses personnages. Détrompez-vous : elle aussi efficace sur des textes courts.

Elle explore ici les prisons, sous toutes leurs formes : les prisons extérieures, les prisons intérieures, les prisons sociales, les prisons psychologiques, les prisons légitimes.

Chaque nouvelle porte le titre d’un film, comme une collaboration implicite entre un réalisateur et un auteur. La couverture met en lumière une salle de cinéma, sombre, et ce titre « Chambres Noires ». Un souci du détail qui va de pair avec la précision du verbe, jusque dans les non-dits et les allusions implicites, un appel à tous les sens, un contrat tacite entre l’auteur et le lecteur. 

Les héros ou antihéros de Karine Giebel sont toujours des êtres cabossés par la vie. Il est toujours question d’injustice sociale, d’êtres « mal nés », de situations discriminatoires, de quêtes d’un avenir meilleur, d’espoirs souvent déçus. Oubliez les « happy ends », jusqu’au bout elle malmènera ses personnages pour mettre l’accent sur notre monde sans justice. Aujourd’hui, 5 novembre 2020, force est de constater qu’elle a raison. C’est sans doute l’année la plus anxiogène jamais vécue jusque-là, où les injustices crasses flirtent avec des décisions délirantes. Les premiers impactés sont les êtres humains que nous sommes, et comme d’autres avant elle (Olivier Norek, Nathalie Hug/Jérôme Camut, Michaël Mention) elle utilise la littérature noire pour faire passer des messages et dresser un bilan des problématiques de notre société. 

Le vieux fusil : 

«C’est quoi, la justice? Cette chose qui laisse les meurtriers en liberté? C’est de cette mascarade que vous parlez (…)? La justice, la vraie, c’est nous.»

Le Martin de cette histoire est celui qui a échappé à la justice des hommes. Cela ne l’a pas rendu plus reconnaissant, bien au contraire. Son comportement vis-à-vis de sa femme le démontre. Alors, quand il finit séquestré au fond d’une cave et qu’une sentence d’emprisonnement est prononcée par un tribunal clandestin, le lecteur n’est pas enclin à le plaindre.

Karine Giebel explore ici la prison des murs, mais aussi la prison de l’âme, ce face-à-face terrible avec sa propre conscience. Les ténèbres, le silence, la solitude, la dépendance, le repli intérieur. «L’obscurité, le silence, la solitude… ça ressemble à la mort.»

L’armée des ombres : 

«Il y a ces mauvais héritages, ces mauvais choix, mauvaises pentes, mauvais départs. Ces erreurs qui ont mené à l’impasse, ces chemins cahoteux, ces sens interdits. Il y a ces portes qu’on n’a pas su ouvrir, ces pièges qu’on n’a pas su éviter, ces opportunités qu’on n’a pas su saisir. Il y a ce manque de chance. Il y a cette colère, ce dégoût. Il y a… Des fois où on préférerait être mort.» Mathilde est prisonnière de sa vie. Pour subsister, elle enchaîne trois boulots. Sa fille, qu’elle ne peut pas loger, passe ses nuits chez sa sœur. Mathilde, elle, dort dans sa voiture. Une forme de liberté puisqu’elle ne doit rien à personne, mais une prison sociale qui l’amène lentement à emprunter un chemin glissant… De cette prison sociale aux faux accents de liberté, Mathilde glisse progressivement vers une prison d’enfermement délibéré pour réparer ses erreurs…

Un monde parfait :

Dans un monde parfait, on est présent pour protéger ceux que l’on aime. Mais Axel «(…) est incapable de se dominer. Parce qu’il en a toujours été ainsi.» Sa prison intérieure a des profondeurs vertigineuses : il est le captif de ses instincts. Le respect est une politesse élémentaire : quiconque le bafouera se retrouvera sévèrement jugé. Le rêve aussi peut être une prison, une des plus redoutables qui soient puisqu’Axel ne peut agir… et de cette impuissance naît une forme de folie…

Au revoir les enfants : 

Yvonne est née au milieu des années folles. Aujourd’hui, elle a 96 ans et vit dans un EPHAD. Elle se promène dans son passé, douloureux. Un passé qu’elle souhaite coucher sur le papier afin que personne ne l’oublie jamais, un témoignage pour sa nièce Aurélie. « Les hommes ont la mémoire courte et l’appétit féroce. » Yvonne a vécu la Deuxième Guerre et en garde des séquelles psychologiques ineffaçables. À 96 ans, elle est confrontée à une guerre encore plus redoutable : une zoonose. Comme en 39-45, « Aujourd’hui encore, on fait le tri. Les plus faibles d’un côté, ceux qui peuvent travailler de l’autre » les personnes âgées ne sont pas prioritaires face à cette nouvelle épidémie qui touche le monde. À défaut de kits de survies, masques, gels hydroalcooliques, les directeurs des maisons de retraite se voient livrer des kits de fin de vie. Tout le talent de Karine Giebel s’illustre magistralement dans cette nouvelle aux résonnances cruelles de notre époque où les plus faibles sont fatalement laissés de côté, où il faudra choisir quelle vie on décidera de sauver… La justesse et la violence des mots laissent entrevoir toute l’empathie et la sensibilité exacerbée de Karine Giebel pour les plus faibles. Ce texte m’aura littéralement arraché des sanglots venus du plus profond de mon récent vécu et je la remercie d’avoir mis des mots sur une situation ubuesque, d’avoir osé le rapprochement entre les horreurs de la guerre et la situation sanitaire catastrophique actuelle.

Quatre autres nouvelles déjà parues dans différents recueils suivent ces nouvelles inédites. Je vous laisse les découvrir. Elles sont plus courtes, il est donc plus difficile d’en parler. 

Karine Giebel a choisi son camp : celui des écorchés vifs, des opprimés, des plus faibles. Son écriture, percutante, ne cessera jamais de me surprendre par sa justesse. Elle est aussi douée dans l’exercice de la nouvelle que dans le roman : une plume noire qui met la lumière sur la crasse de notre société. 

Je remercie les éditions Belfond pour leur confiance.

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