Site icon Aude Bouquine

PRENDS MA MAIN, Dolen Perkins-Valdez – Seuil, paru le 3 février 2023.

Prends ma main de Dolen Perkins-Valdez

« Prends ma main » est de ces récits qui vous font vous demander si le monde tourne vraiment rond en mettant en lumière un sujet de société dont j’ignorais tout, et qui, au regard de la situation actuelle aux États-Unis est tout à fait révoltante (et d’une indécence crasse). L’auteur, Dolen Perkins-Valdez a entrepris d’effectuer une véritable enquête sur ce que l’on faisait subir à certaines femmes en 1973. « Prends ma main » est un récit construit sur une double temporalité. D’une part, un témoignage qui sonne comme une confession d’une mère à sa fille en 2016. D’autre part, les événements que cette mère a vécus en 1973 alors qu’elle travaillait comme infirmière dans un planning familial de Montgomery. Le personnage principal s’appelle Civil Townsend, elle est afro-américaine. C’était alors son premier emploi. Elle n’a pas imaginé un seul instant ce qu’elle allait vivre. 

En 1973, Montgomery Alabama se situe dans la « Bible Belt » des États-Unis, c’est-à-dire des états baptistes et conservateurs. C’est peut-être là l’ironie de la situation… Dans un État conservateur, la contraception et l’avortement sont évidemment proscrits. Sauf pour une catégorie de la population… celles justement dont il faut s’occuper en leur « offrant » la contraception : « Soixante-cinq pour cent des mères célibataires en Alabama sont noires. Il faut qu’il y en ait moins. Donc, a-t-elle expliqué, on leur administre un contraceptif qui s’appelle le Depo-Provera. Comme ça, elles n’ont pas besoin de se rappeler de prendre la pilule. » Cette contraception se présente sous la forme d’une piqûre injectée une fois par mois, à des femmes de tous âges, y compris de jeunes enfants… vierges. Civil Townsend commence ses visites en allant administrer ce « traitement » à deux jeunes filles India et Erica dont l’une n’a que 11 ans. Les premiers doutes l’assaillent, « Pourquoi diable une gamine de 11 ans aurait-elle besoin d’un contraceptif ? » malgré la très forte opinion qu’elle a de sa mission « Mais à l’époque, tout ce que nous savions, c’était que nous avions une mission à accomplir. Soulager le poids de la misère. La piétiner à pieds joints. Juguler la douleur avant qu’elle n’explose. » De plus, des rumeurs commencent à germer un peu partout concernant ce médicament, le Depo-Provera. Il est suspecté de déclencher, à terme, des cancers. Civil, qui prend sa mission très à cœur, veut enquêter sur cette substance, mais aussi comprendre quelle est la nécessité d’injecter ce produit à des jeunes filles vierges qui n’ont pas de rapports sexuels. 

Comment ouvrir la boîte de Pandore et s’apercevoir qu’il est ensuite impossible de la refermer ? Civil va découvrir des pratiques qui vont au-delà de ces simples injections et qui sont un véritable scandale d’état. En effet, bien que romancé, « Prends ma main » s’inspire de la véritable histoire des sœurs Relf, Minnie Lee et Mary Alice Relf et de ce qu’elles ont subi. Dans ce récit à double temporalité, Dolen Perkins-Valdez décortique une « mission d’envergure » dont je tairais volontairement le sujet pour vous laisser l’opportunité de le découvrir, tout en ayant conscience que cette problématique de société a réellement existé. « Mais cette fois, on s’attaque en même temps à un plus gros poisson : l’État lui-même. Le département de la Santé, de l’Éducation et des Services Sociaux. L’Agence de lutte contre la pauvreté. Nous portons cette affaire tout en haut. » 

Tout ce qui touche aux corps de femmes a tendance à me rendre un peu dingue… Comment ose-t-on ? L’Ironie de l’Histoire, si l’on peut formuler cela ainsi, c’est que ces états qui ont pratiqué cette « mission d’envergure » sous la contrainte, de la façon la plus abjecte qui soit, au pire moment de l’existence de certaines femmes sont ceux qui, aujourd’hui, en 2023 interdisent l’avortement. C’est quand même un comble ! De plus, certaines analyses sont effarantes. Jugez plutôt : « Maintenant, vous savez ce que pensent certains Blancs du corps des Noirs. Ils se disent qu’on supporte mieux la douleur qu’eux. Selon quelques-uns de ces articles, il y en avait même qui croyaient que la syphilis ne pouvait pas nous tuer. Il s’agissait aussi bien de mener des recherches sur les effets de la maladie que d’utiliser des Noirs comme cobayes comme seuls des Blancs détraqués rêveraient de le faire. » Il y a seulement cinquante ans…. Et je n’ai même pas l’optimisme de croire que ce genre de propos aient pu changer dans certaines régions… 

« Prends ma main » est donc un roman à la fois éprouvant et touchant. Éprouvant, parce que certains points qui y sont développés semblent totalement hallucinants, émouvant parce qu’une petite infirmière noire de planning familial, autant dire personne, a rué dans les brancards sans jamais rien lâcher. Sa détermination sans faille force l’admiration. Elle emmène littéralement le lecteur dans son combat, il se sent solidaire, impliqué face à cette injustice que rien ne peut légitimer. Cela ne fait que démontrer que les États-Unis sont un pays aux nombreuses contradictions, qui n’hésitent pas à faire tout et son contraire, tout en continuant à gérer les minorités et ici les femmes issues des minorités de la pire manière qui soit. Un roman tout à fait éclairant, qui m’a profondément touchée dans ma chair et a fait bouillonner ma révolte face à ce monde peuplé de fous. 

Chronique de Mercy Street paru chez Gallmeister en 2023

D’autres avis sur ce titre sur Babelio – Attention, la thématique centrale y est souvent révélée.

Quitter la version mobile
Aller à la barre d’outils