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AUX QUATRE VENTS, Amélie Antoine – XO Éditions, sortie le 13 octobre 2022.

Sabran-sur-la-Lys, « vrai petit village de carte postale » comptant à peine quatre cents âmes situé dans le Pas-de-Calais, en 1985. Ludmilla Ackerberg et sa fille Léa flânent au vide-grenier annuel. Ici, tout le monde se connaît… trop peut-être… Depuis quelques semaines, un phénomène singulier frappe cette petite communauté si paisible. Raymond Molinet, le maire du village, Pierre vallon l’ex-employé de l’état civil, Henry Vernay le râleur patenté se retrouvent pour tenter d’enrayer l’épidémie. Mais laquelle ? Une quarantaine de maisons, achetées les unes après les autres, démembrées et laissées à l’abandon par le nouveau propriétaire du château, Clément de Clercq. Lorsqu’il a racheté les lieux aux anciens propriétaires, tout le monde pensait qu’il allait redonner au château ses lettres de noblesse pour faire revenir les touristes. Non seulement il n’en a rien fait, mais en plus il s’est lancé dans un projet qui dépasse l’entendement. « En revanche, s’il y avait bien une chose que personne ne parvenait à comprendre, c’était la raison pour laquelle cet homme que nul n’avait jamais vu cherchait à acquérir autant de propriétés dans le même village. » Quelles sont ses intentions ? Pourquoi depuis son arrivée « tout était resté ouvert aux quatre vents» ?

Pour avoir quelques clés sur cet homme mystérieux, il faudra revenir quelques années en arrière, durant la guerre, en 1942 et observer les habitants de ce village qui pour l’essentiel sont déjà nés. Il faudra s’intéresser au destin de Charlotte, s’imaginer dans son corps et dans sa tête, affronter ce qu’elle affronte, et essayer de visualiser son destin. « Aux quatre vents » est bien le récit de destins, celui de Léa, celui de Charlotte, celui de Clément.

« Aux quatre vents » raconte des secrets de famille déployés à travers tout un village. Ces secrets sont si pesants qu’ils sont capables de fracasser les portes et les fenêtres de plusieurs maisons pour laisser enfin circuler une vérité trop longtemps enfouie. Et pour cela, pour faire éclater la vérité, quoi de mieux que d’entreprendre une mission que personne ne comprend ? « Plus de portes ni de fenêtres, et soudain, c’est le chaos, le retour à l’état sauvage, comme si la civilisation ne tenait finalement qu’à notre pouvoir de nous enfermer, de nous barricader, de nous séparer du reste du monde. » Faire de ce village un lieu fantomatique où il ne fait plus bon vivre, où l’aspect de démembrement des habitations enlève toute âme et toute existence. « La maison est défigurée, comme si on lui arrachait les yeux. »

« Aux quatre vents » est un roman tout en émotion dont certaines scènes vous brisent littéralement le cœur. Au-delà de la guerre et des convictions de chacun, il y a d’autres thématiques qui m’ont bouleversée. L’amour éperdu qui ne se commande pas, et qui dévaste tout sur son passage : « Ce n’est pas la gentillesse d’un homme qui transforme le bas-ventre d’une femme en un brasier. Ce n’est pas la gentillesse d’un homme qui donne envie à une femme de bouleverser toute sa vie, au mépris du danger, de la bienséance, du qu’en-dira-t-on. Ce n’est pas la gentillesse qui rend folle d’amour, au point de ne même plus savoir ce qu’était la vie, avant lui. Oh que non ». La dualité de Clément qui se révèle au fil des pages « Parfois, il aurait presque l’impression d’être deux, à présent. Celui qu’il a été, et celui qu’il aurait dû être, si certains avaient agi avec une once d’humanité. » alors que « Toute sa vie, c’est ce qu’il avait fait : encaisser sans broncher. » Le point de vue d’un soldat allemand à qui on n’a pas demandé son avis pour participer à cette guerre et qui a été placé, de fait, dans un « camp » : « J’ai enfilé cet uniforme parce qu’on m’y a obligé. Je suis venu en France parce qu’on m’y a obligé. J’ai combattu d’autres soldats, j’ai tué des hommes parce que c’est ce qu’on attendait de moi. J’ai fusillé des otages dont j’ignorais tout uniquement, parce que, si je ne le faisais pas, c’est moi qu’on aurait fusillé ensuite. Toute cette guerre n’a jamais eu le moindre sens pour moi. » L’ascendant d’un homme sur sa femme et surtout sur la mère qu’elle est, qui l’empêche de venir en aide à la chair de sa chair : « Elle avait tourné les talons, incapable de comprendre comment une mère qui avait failli perdre son fils aîné dans un stalag et qui venait de voir son second fils arrêté pouvait encore rejeter un de ses enfants. » 

Oscillant entre passé et présent, Amélie Antoine décrypte la nature humaine comme elle sait si bien le faire, la bienveillance parfois, la cruauté aussi, car ce qui nous définit en tant qu’être humain est bien l’ambivalence de nos sentiments et de nos actes. Amélie illumine notre humanité autant que notre inhumanité, elle vacille entre lumière et obscurité sans jamais tomber dans un manichéisme facile ou commode. L’être humain est ainsi fait : il peut sauver ou condamner, accueillir ou répudier, soutenir ou abandonner. Amélie Antoine excelle dans les portraits de ses personnages, dans la façon dont elle les amène à interagir entre eux. Sa manière de les lier, puis de les libérer, de faire résonner en nous certains de leurs traits les amène à devenir extrêmement proches de nous, tant et si bien qu’ils ne sont plus des inconnus. Ils deviennent des alter ego, que l’on soit d’accord ou pas avec leur façon d’agir. 

De nombreuses choses de ce roman ont résonné en moi, certainement à cause de similitudes dans mon histoire familiale, mais aussi parce qu’Amélie Antoine sait émouvoir, sait raconter, sait exprimer avec beaucoup de finesse le beau et le monstrueux. Amélie a ce don : à chaque roman, c’est comme si elle cherchait à me dire quelque chose, rien qu’à moi. Le timing est toujours parfait, même si la coïncidence est souvent troublante. Elle parvient à remuer quelque chose au fond de moi qui ne demandait qu’à s’exprimer, comme si elle me montrait le chemin, comme si elle connaissait un morceau de mon histoire personnelle, un peu comme si elle avait vécu cachée derrière les murs de ma famille. Je suis très sensible à la façon dont elle construit ses romans, jamais linéaires, parce que c’est précisément l’originalité de la construction qui fait surgir les émotions. Sa plume tout en sensibilité, délicate, subtile n’a pas besoin d’en faire des tonnes, le lecteur entre en empathie totale avec ses personnages dès les premières pages. J’aime sa manière de les mettre devant des choix et de les obliger à vivre avec leurs conséquences. Il n’y a pas d’autres issues possibles que celles d’assumer. 

Parfois, celui qui nous sauve est aussi celui qui nous a fait le plus de mal… Parfois, celui qui nous sauve est aussi celui qui a condamné quelqu’un d’autre. Parfois, celui qui nous sauve est aussi cet autre que nous aurions pu être si nous « avions dû choisir un camp ».

LE BONHEUR L’EMPORTERA, Amélie Antoine – XO Éditions, sortie le 20 mai 2021.

LE JOUR OÙ, Amélie Antoine – XO éditions, sortie le 3 septembre 2020.

RAISONS OBSCURES, Amélie Antoine – XO, sortie le 7 mars 2019

SANS ELLE/AVEC ELLE, Amélie Antoine/Solène Bakowski – Michel Lafon

LES SECRETS, Amélie Antoine – Michel Laffon

LES SILENCES, Amélie Antoine – Le livre de poche

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