Aude Bouquine

Blog littéraire

Dans la famille Gauthier, Anna est pharmacienne, Hugues est chargé des affaires culturelles de la ville…Ils sont les heureux parents de Léo, lycéen comme les autres, ni premier de la classe, ni dernier, qui, comme tous les adolescents vit au rythme des copains, des fêtes, des examens. En ce week-end de mai 2010, des coups sonores sont frappés à la porte de la maison familiale aux premières lueurs de l’aube. Les gendarmes viennent arrêter Léo sans en préciser la raison. Le climat social de La France est tendu : le mouvement des gilets jaunes a repris de l’ampleur depuis le mois de janvier, Notre-Dame a pris feu en avril, le Rassemblement National arrive en tête des élections européennes de la fin mai. Dans ce contexte explosif, Léo s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Ses parents, fort bien installés dans la société civile, reconnus, appréciés, voient leur vie bien rangée exploser en plein vol lorsque le feu des projecteurs se braque sur eux. C’est alors que les tessons fichés dans le cœur et le corps d’Anna recommencent à voir le jour… d’abord insidieusement, puis de plus en plus douloureusement.

Anna, qui a passé sa vie entière à se composer un personnage, à passer inaperçue, à naviguer entre les mailles de tous les filets voit remonter des souvenirs de son adolescence qu’elle avait savamment enterrés. Son être tout entier se décompose en mille éclats, mille fragments implosent alors à l’intérieur d’elle-même. C’est le début d’un voyage dans son passé. Un retour indolore pour son entourage, car « Elle sait le poids de l’apparence dans le contrat social. », mais un retour qui brise petit à petit, chaque partie de la vie qu’elle a mis tant d’acharnement à se fabriquer. 

« Un tesson d’éternité » met d’abord en lumière le personnage d’Anna. Une mère terrassée par ce qui arrive à son fils, mais foudroyée par ses propres souvenirs. C’est le premier évènement, la violence de la procédure et le choc des accusations professées à l’encontre de Léo qui font ressurgir les souvenirs. Anna est née dans une famille modeste, voire pauvre. Toute sa vie, elle cherche à sortie de son milieu, et elle y parvient en épousant Hugues. C’est l’occasion pour elle de revêtir un masque qu’elle n’enlèvera jamais. « L’accomplissement d’Anna Gauthier s’est fondé sur la combinaison de deux principes : éliminer autant que possible l’incertitude et donner à voir ce qui est attendu. Chacune de ses décisions, chacun de ses choix résulte d’un calcul visant à supprimer le risque. Elle s’engage sur des routes dégagées, empruntées par d’autres avant elle. Elle n’accepte aucune proposition, aucun marché sans garantie. »

Valérie Tong Cuong m’avait déjà fracassé l’âme avec son roman « Pardonnable, impardonnable » à l’instant où les petits mensonges du quotidien, les arrangements que l’on fait avec soi-même sont révélés au grand jour lorsque le cœur d’un foyer est frappé par un drame. Elle est la conteuse sensible et fine des moments de vie quand le train déraille. À l’instant où la chair de sa chair s’égare, c’est tout l’équilibre savamment construit qui s’écroule tel un château de cartes. Les réactions entre l’homme et la femme sont rarement identiques et l’auteur les explicite brillamment. Le père est plus ferme, plus rationnel, et tend vers la punition proportionnelle à la faute commise. La mère est plus tendre, plus dans l’émotion, et aspire à trouver des circonstances atténuantes susceptibles d’excuser l’acte. Le gouffre qui les sépare devient de plus en profond, pour atteindre des dimensions vertigineuses quand l’un a caché à l’autre la véracité de sa propre existence en dissimulant, volontairement, un passé insoutenable. 

C’est précisément à cet instant que les choses basculent. Que sait-on réellement des blessures de celle ou celui qui partage notre vie ? Combien de temps peut-on porter un masque sans qu’il se fissure ? « Moins de soixante-douze heures ont suffi à plonger leurs vies parfaites dans l’obscurité. », moins de soixante-douze heures pour que les vannes des souvenirs, des douleurs se réouvrent et ne puissent pas se refermer. Qui est véritablement Anna Lacourt, épouse de Hugues Gauthier, mère de Léo Gauthier ? La gestion de cette crise familiale aurait-elle pu être différente si Anna s’était confiée à son mari dès le début de leur mariage ? Valérie Tong Cuong narre l’emmurement volontaire de l’enfance construit pierre après pierre, année après année, avec patience et détermination. Puis, elle relate les dommages collatéraux qui apparaissent lorsque ce mur explose en « moins de soixante-douze heures. » De ce qui constituait une personne, ne reste que des fragments, des éclats, des tessons aux bords tranchants et affûtés.

« Un tesson d’éternité » est un roman d’une très grande sensibilité et d’une belle finesse d’analyse. En le refermant, j’ai vu la Merteuil dans le tout dernier plan du film de Stephen Frears (les liaisons dangereuses) lorsqu’elle se regarde dans le miroir, dépourvue de tout fard, après sa chute sociale, seule face à elle-même. Le poids des convenances enfin effacé, les blessures affichées, les douleurs révélées, les souvenirs dévoilés. « La vérité c’est qu’elle s’est faite pour eux. Ce n’était qu’une représentation supplémentaire dans le théâtre de son existence : elle s’appliquait à montrer aux autres ce qu’ils voulaient voir et ça fonctionnait. » Cette chute, nécessaire et salvatrice pour toute reconstruction est symbolique afin de retrouver sa personnalité si longtemps perdue de vue. Nous jouons tous un rôle, mais parfois il devient trop étriqué, trop éprouvant et trop lourd à porter. C’est mon interprétation de ce roman : l’existence nous oblige à revenir vers soi lorsque l’on s’en est trop longtemps éloigné, quelles que soient les conséquences et quel qu’en soit le prix. 

Je remercie les éditions JC Lattès de leur confiance.

8 réflexions sur “UN TESSON D’ÉTERNITÉ, Valérie Tong Cuong – JC Lattès, sortie le 18 août 2021.

  1. Matatoune dit :

    Oh quelle belle chronique ! Il faut que je tente …Bon pas tout de suite, mais certainement, bientôt ! Merci !

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci 🤩

  2. laplumedelulu dit :

    Ouh la la. Va falloir que je me le procure vite fait celui-là. Merci à toi Aude. 🙏❤️

    1. Aude Bouquine dit :

      Avec plaisir, bonne lecture ❤️

  3. touré maguèye dit :

    Félicitations pour votre note de lecture.

  4. Yvan dit :

    Les histoires de famille sont décidément une source inépuisable de fascination pour toi

    1. Aude Bouquine dit :

      Et d’imagination pour les auteurs.

  5. Ju dit :

    Superbe 🙂 hésites pas à venir faire un tour sur mon site Intel-blog.fr et à t’abonner si ça te plaît 😀

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