Aude Bouquine

Blog littéraire

Été 1989, Marc a 11 ans et vit l’innommable. En voulant prendre la défense de sa soeur, violée par leur père depuis des mois, il provoque la colère de celui-ci qui tue mère et soeur dans la foulée. Marc est retrouvé le 15 juillet 1989 par le commissaire Farendière, en vie, au fond d’une cave. Sa soeur et sa mère sont elles, bien mortes. Lors de sa sortie, « il parlait d’une gigantesque araignée qui les avait faits prisonniers, lui et sa soeur, et qui leur avait pondu des oeufs dans le corps. » La première partie du roman évoque essentiellement le drame familial dont Marc a souffert et son arrivée dans un orphelinat où d’autres drames pervers se jouent, alimentés par des enfants, bêtes blessées par un historique familial qui dépasse l’entendement. Cet orphelinat est un parc à souffrance avec à sa tête, deux personnages qui sont la lie de l’humanité. Cette partie est extrêmement dense et ne laisse pas beaucoup de répit au lecteur qui suffoque sous les injonctions de son auteur à narrer des choses plus noires les unes que les autres. Une ambiance absolument terrifiante règne, malsaine, intensifiée par diverses perversions qui intensifient le tableau. Pour rajouter à l’effroyable, une lettre au contenu innommable est dévoilée lors des prémices d’une enquête de police. Bon appétit !

11 mai 2017, Marc Kasowski est devenu flic. Flic sur le fil, perturbé, borderline, qui vit par et dans ses souvenirs, et les atrocités que son père lui a fait vivre. Dans 3 jours, le père de Marc sortira de prison. Il y aura passé 28 ans. En plus de cette échéance, deux enfants sont enlevés et le cauchemar semble recommencer pour Marc qui, de découverte en découverte, le replonge dans les heures les plus noires de son existence. Cette seconde partie perturbe ce lecteur qui avait un peu pris l’habitude d’entrer de plain-pied dans cet orphelinat et de suivre les jeunes années de Marc. Plus aucune mention de cette histoire-là. Gilles Caillot se concentre sur l’enquête de police : retrouver les enfants kidnappés.  C’est dans cette partie que le lecteur est le plus bousculé, le plus secoué, le plus perdu. Impossible de savoir avec certitude dans quel espace-temps nous sommes : la réalité ou le psychisme dérangé de Marc. C’est le moment des révélations toutes plus inattendues les unes que les autres. C’est aussi la partie où Marc perd pied, comme nous, lecteurs. C’est la partie où Marc vit avec cette peur de revoir son père, 28 après son incarcération pour tenter de se libérer d’une influence destructrice inscrite dans ses gènes.

Âmes sensibles, attention ! Gilles Caillot ne nous épargne rien : scènes très difficiles, pédophilie, cannibalisme, la précision des mots ne laissent aucune échappatoire à l’imagination. C’est une plongée dans la noirceur de l’être humain que l’auteur nous décrit : esprits dérangés, comportements déviants, tout y passe.

Gilles Caillot a choisi de découper son roman en deux parties distinctes et c’est un choix très judicieux. La première partie, nécessaire, fondamentale, permet à la fois de créer l’ambiance, mais aussi d’entrer avec force et fracas dans le subconscient de Marc, de flirter entre rêve et réalité, de franchir les frontières floues entre concret et abstrait.

Je vais être franche sur cette lecture. J’ai littéralement dévoré la première partie ! Pour quelqu’un qui avait une panne de lecture, on peut dire que le médicament Caillot a très bien fonctionné. Addictif, bien écrit, ménageant habilement la forme et le fond pour permettre une certaine forme de dépendance, sans provoquer la moindre lassitude. Pour la seconde partie, je ne suis pas sûre d’avoir vraiment compris TOUS les passages, d’avoir su discerner le réel du délire, de pouvoir affirmer, sans l’ombre d’un doute, si je me trouvais dans la réalité ou dans l’état de délirium que Marc côtoie en permanence. Ce personnage est double, la volonté de l’auteur est de nous perdre, vouloir comprendre à tout prix dans quel état on se trouve est à mon avis impossible. La plongée dans les abysses du cerveau est habile, « tourbillonesque », presque envoûtante.

J’aime assez le postulat de montrer à quel point les enfants peuvent être cruels entre eux. Aussi mauvais, aussi tyranniques que les adultes. Comme dans « Sinestra » d’Armelle Carbonel, tous les enfants ne sont pas des anges, sous prétexte qu’ils ont une bonne bouille. Le vécu de chacun fait la différence dans le devenir. L’auteur démontre avec talent comment, sous le joug d’un parent toxique, un enfant peut devenir un adulte pervers, aimant faire le mal, suivant un schéma transmis, consciemment ou inconsciemment.

« Notre enfance est vraiment la matrice de ce que nous serons adultes… »

Au milieu des délires de Marc, j’ai aimé cette forme de clairvoyance qu’il a de sa propre condition : « Depuis des mois, le mal qui me ronge faisait son oeuvre, creusant sans relâche dans mon âme, grignotant insidieusement mes forces morales, mettant à nu mes cicatrices. Je ne mérite plus l’insigne. Je ne suis plus digne de confiance. Qui voudrait travailler avec un type comme moi ? Totalement à la dérive. »

C’est d’ailleurs une question que je me suis posée d’entrée de jeu : y a-t-il des tests psychologiques d’entrée dans la police ? Comment est-ce possible qu’un type qui a vécu de telles atrocités puisse se retrouver dans les forces de l’ordre ? (et le mot « ordre » n’est pas anodin ). Lisez, vous saurez.

Enfin, dernier mot sur le titre « Je te hais ». Qui est « Je », qui est « te » ? La réponse était assez claire pour moi à la lecture des 100 premières pages, et puis… ma réponse à cette question a évolué…. Et pour vous alors ? Qui est ce « je », qui hait-il /Est-il ?

Gilles Caillot propose ici un thriller psychologique fort, dans lequel les pistes sont sans cesse brouillées, mêlant la fragilité des souvenirs d’enfance au déraillement de la mémoire immédiate, par l’intermédiaire d’un personnage principal, Marc, au psychisme totalement défaillant. Une dégringolade dans les tréfonds psychiques impossible à arrêter….

 

 

Une réflexion sur “JE TE HAIS, Gilles Caillot – Terra Nova, sortie le 14 novembre 2018

  1. Merci pour cette chronique Aude. Ce livre me donne bien envie, en plus je n’ai jamais lu aucun roman de Gilles Caillot.

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