« La preuve des contraires » est un récit qui se déroule sur deux temporalités : celle du présent en 2019, et celle du passé 3 ans plus tôt, en 2015. L’action de 2019 oscille principalement entre deux personnages : Julia Hall et l’inspecteur Rice. Leurs échanges et leurs souvenirs ramènent tout naturellement le lecteur vers 2015. Celui-ci est assez vite persuadé que l’histoire qui va être racontée concerne principalement Julia, mais l’auteur prend finalement un chemin très différent. En 2015, le récit devient un roman choral où plusieurs personnages relatent tous à leur tour les faits. L’essentiel du roman est axé sur la famille Hall. Tony, le frère aîné est marié avec Julia. C’est son plus jeune frère, Nick qui va être la victime d’une agression effroyable. L’inspecteur Rice sera alors chargé de l’enquête. Grosso modo, nous avons ici l’essentiel des protagonistes dont chacun livrera sa vérité, et surtout ses émotions face à cet acte abject. Caitlin Wahrer est bien dans une logique de construction de récit sur qu’on appelle communément « Aftermath » aux États-Unis, c’est-à-dire ce temps qui succède à un évènement traumatique.
L’originalité du roman, ou au moins sa particularité, est qu’il s’attaque à une agression sexuelle commise sur un homme, et non sur une femme comme on peut le voir assez fréquemment dans la littérature contemporaine.Nick attend un ami dans un bar. Il fait la connaissance de Josh avec lequel il décide de quitter ce bar. C’est dans l’appartement de ce dernier que l’agression a lieu : Nick est presque battu à mort et violé. Si « La preuve des contraires » aborde les violences commises sur les hommes par d’autres hommes, le point d’ancrage du récit tourne autour des conséquences d’une agression à caractère sexuel sur la victime, mais aussi sur tous les membres de la famille proche. Nick, Tony et Julia n’ont pas les mêmes réactions ni les mêmes attentes face aux suites à donner, et vont vivre cet acte traumatisant chacun à leur manière. Le point intéressant concerne la relation entre Julia et Tony dont le mariage est véritablement sans nuage. Ils n’ont pas eu à affronter de grosses crises, de mensonges, d’adultère. Ils sont extrêmement unis, et pourtant, cette agression va générer une faille dans leur union justement parce qu’ils ne réagissent pas de la même manière, car, dans un mariage si l’on peut communiquer, on ne peut pas contrôler les émotions de son conjoint ni ses réactions face à un drame. Dès l’arrivée de la famille à l’hôpital, une lente descente aux enfers va s’opérer pour chacun : tristesse, colère, instinct de vengeance. De petites graines sont ainsi semées par l’auteur au fur et à mesure du récit, graines que nous verrons éclore.
« La preuve des contraires » n’est pas un thriller, pas un polar, pas vraiment un roman noir. On pourrait le qualifier de roman psychologique dans la mesure où c’est cet aspect-là qui est développé sous différents angles. Il ne comporte pas de retournements de situation à répétition, mais l’auteur sait apporter une part de mystère qu’elle distille avec parcimonie. Cela engendre un intérêt suffisant pour que le lecteur ait envie d’en savoir plus, et de terminer le roman. S’il n’est pas un « page-turner » au sens strict du terme, il décortique de façon très intéressante la manière dont les émotions humaines naissent, se nourrissent des réalités de l’existence et amènent à des décisions/interventions qui sortent des habitudes ordinaires. Ce roman a un véritable impact émotionnel notamment à cause de la relation si particulière qui unit Nick à son frère Tony, mais aussi à cause des images d’Épinal véhiculées sur la sexualité des homosexuels. Le schéma d’interprétation du public subodore une sexualité violente par nature, ce qui revient à dire que le « dérapage » de cette soirée constitue en fait un mode de fonctionnement « normal » (chose que l’on n’oserait pas affirmer dans un cas de viol de femme). Caitlin Wahrer est avocate dans le Maine, lieu où se déroule l’action, elle fait montre d’une belle finesse psychologique et d’une délicatesse singulière dans l’exposition des émotions. « La preuve des contraires » dont le titre original est « The damage » que je trouve personnellement plus parlant, est un récit à combustion lente : faits, répercussions, portée psychologique, guérison. Elle aborde aussi de façon très pertinente la question de faire ce qui est juste versus ce qui est moral, mais ça, je vous laisse le découvrir.