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SIX PIEDS SUR TERRE, Antoine Dole – Robert Laffont, sortie 26 août 2021.

« Vue de loin, elle est séduisante cette vie, pleine de serments, d’envies et de désirs. Mais, si on plisse les yeux, et si on s’attarde sur les détails, si on se rapproche d’un peu trop près, on voit à quel point elle est moche et méchante. Des mensonges plein les jours qu’elle égrène. Des promesses qu’elle ne tiendra jamais. C’est vivre qui nous tue, oui. C’est vivre qui nous tue. Parce qu’on souffre et elle s’en fout, cette vie, que l’on s’accroche ou non. » Remontons aux sources, avant que Camille et Jérémy ne se rencontrent… L’une répare les vivants, l’autre vit dans l’ombre des morts. Jérémy perd sa mère brutalement. Dès le moment précis de sa mort, « Il pilote un corps dans lequel plus rien ne bat ». Au moment de sa naissance, Odile sa mère ressentait aussi un phénomène singulier « Quelque chose s’est comme décroché, à l’instant même où ce bébé est né, pour ne laisser que la certitude qu’il était impossible de lui survivre. » Comme si, un lien invisible d’une incapacité à vivre s’était transmis de mère en fils. Jusqu’à ce jour où, Jérémy apprend effaré les véritables causes de la mort de sa mère. Commence alors une lente descente aux enfers dans laquelle Jérémy ne cesse de se dire « (…) tu ne lui as pas donné envie de continuer à vivre ».Camille est une petite fille qui vit dans l’anticipation, et dans l’action. « Elle est ce genre d’enfant qui s’épuise à ce que rien d’inévitable ne puisse arriver ». Depuis sa naissance, elle est un « écran de douceur pour rendre la douleur acceptable. » Elle est celle qui sauve, celle qui remplit les vides, celle qui répare les choses cassées. 

Sans le savoir, ils marchaient l’un vers l’autre. La vie les a fait se percuter. Ils sont antinomiques, Camille est le négatif de Jérémy, «une anomalie» dans sa vie. Et pourtant… en son for intérieur, cette héroïne juchée sur une licorne imaginaire devait savoir que rien n’est irréparable, et qu’à force de patience, de silences, de faire comme si sans jamais élever la voix, elle parviendrait à réparer Jérémy, cette petite chose fragile toute cassée. Camille a servi de mère à sa propre mère, elle peut aussi servir de mère et de père à Jérémy. Grâce à ses super pouvoirs, elle peut même être mère d’un bébé à venir tout en étant mère de Jérémy. 

Ce moment devait arriver… celui où, une jeune femme en âge de devenir mère désire ardemment le devenir à son tour. Jérémy se retrouve alors devant un indicible dilemme : devenir père alors qu’il n’a eu ni père ni mère et qu’il n’a plus aucune envie de vivre… À l’image de son désarroi, une tâche d’abord minuscule grandit de façon effrayante et se propage sur le plafond de son appartement, comme elle se propage à l’intérieur de son esprit. Malgré cette dépression chronique dans laquelle il est enfermé depuis le décès d’Odile, il analyse avec clairvoyance sa relation avec Camille. « Il sait depuis leurs tous débuts qu’elle ne sortira pas indemne de lui, il croyait pouvoir amortir les chocs. Mais elle est le mannequin du crash test, lui le mécanisme qui propulse le véhicule contre le béton. » 

Comment envisager de donner la vie lorsque la vie pèse autant ? Lorsque cette idée omniprésente d’y mettre fin prend toute la place ? «Il aimerait disparaître, semer les sensations qui l’envahissent peu à peu, trouver refuge dans une fin discrète.» Commence alors pour Jérémy une lente descente en enfer, obnubilé par sa mort et la peine qu’il inflige à cette femme. 

Antoine Dole décrypte avec justesse et précision tous les mécanismes, les émotions et les conséquences de la dépression. Il scrute les sensations, les raisonnements, met en balance les tentatives de s’accrocher à une branche et les envies de se laisser aller. Il analyse avec finesse comment Jérémy déambule sur le chemin de la rancune envers sa mère, à la compréhension de son acte. Il explore les maigres possibilités de revivre après avoir été psychologiquement mort pendant trente ans. De six pieds sous terre, il creuse un tunnel vers la surface pour passer de sous à sur, par petites pelletées, jusqu’à ce que la lumière du jour finisse par jaillir. « On ne change pas un matin. Il n’y a pas de métamorphoses. On a ces matériaux en nous. On a la glaise, le bois, la pierre. La chair, le sang, la matière tendre. On est le fruit et le pépin, la branche autant que la racine. » La dépression de ne soigne pas avec des « bouge-toi », « pense à autre chose », « secoue-toi et arrête de geindre », la dépression est une maladie qui envahit tout, transpire par tous les pores de la peau, cannibalise le cerveau, annihile toute envie et toute action. L’écriture d’Antoine Dole est magnifique de justesse, profonde, parfois lyrique pour exprimer l’absence d’envie de vivre, une synthèse parfaite des aspects toxiques de la personne dépressive, incapable d’esquisser le moindre commencement de lutte pour que cela change, la paralysie, la douleur d’être ce que l’on est, le supplice de faire vivre à l’autre un enfer. J’ai été extrêmement touchée par ce texte, peut-être parce l’envie de vivre n’est pas toujours la plus forte et que ce sont les autres, souvent, qui vous tirent vers le haut. Camille, petite combattante du quotidien, sans armes et sans remèdes, se contente d’être là. Par cette seule présence, c’est par elle qu’arrive la lumière, elle qui était vouée à être quittée, chassée, enterrée. Antoine Dole écrit comme il plante une flèche en plein cœur : ça fait mal, mais ça fait aussi du bien. L’existence n’est pas linéaire, chacun y pénètre avec un bagage plus ou moins pesant et chacun s’y débat comme il peut. Parfois, l’autre est celui qui vous guérit. « Sans même s’en rendre compte, on marche vers ce qui a du sens. On marche vers ce qui nous rend vivant. »

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