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ENTRE DEUX MONDES, Olivier Norek – Michel Lafon

J’ai passé mon dimanche avec Olivier Norek, plongée dans “Entre deux Mondes” jusqu’au cou.
Vu les critiques déjà parues sur ce livre, je n’ai pas été la seule à partager cette expérience.
On ne peut pas dire que le livre vous laisse un sentiment de plénitude, on ne rêvasse pas en baillant au soleil, on ne lit pas une ligne sur deux ou en transversale.
On lit tous les mots, on s’arrête, on surligne, on prend des notes et on réfléchit… beaucoup… et constamment.

La jungle de Calais, je l’ai découverte dans ma télévision, comme beaucoup d’entre vous.
Les infos principalement, les témoignages des Calaisiens aussi quelque fois; témoignages si l’on peut dire, il serait plus juste de parler de révolte, de ras-le-bol, de sentiment d’injustice, laissés isolés, abandonnés devant un problème insurmontable. Se retrouver avec des milliers de migrants dans sa commune, ça ne doit pas être facile à vivre.
C’est en revanche très facile d’avoir une opinion derrière son petit écran.
On juge aisément, presque naturellement.
Ils se sont déshumanisés ces Calésiens, non?
Leur coeur s’est transformé en pierre, pas vrai?
Ne sont-ils pas devenus un peu racistes? Ils se retrouvent avec  des migrants qui viennent de pays dont on ne veut pas parler, de pays qu’on voudrait rayer de la carte, de pays qui accouchent de terroristes en puissance.
Où est donc passée leur bienveillance à l’égard du genre humain ? Comment peut-on devenir aussi insensible à la douleur de son prochain ? Pourquoi chacun n’en prend pas un chez lui ?
Et si personne ne les aide, que vont-ils devenir ?

Et puis, on comprend.
On comprend qu’il y a toujours deux façon de voir les choses, rien n’est tout noir ou tout blanc.
Au fil des pages, quand Olivier raconte, on comprend mieux l’impuissance des forces de l’ordre, la résignation de la population, la cruauté du camps, la barbarie des hommes obligés de vivre ensemble, et en conséquence, la révolte de ces habitants qui se retrouvent devant le fait accompli, incapables de faire quoi se soit pour venir à bout de cette situation cornélienne.

La scène d’entrée est d’une brutalité psychologique terrible, un choix impossible pour une mère dont la fonction première est de protéger son enfant. Serrée contre 271 migrants dans un canot de fortune, pour rejoindre l’Italie, Nora tente désespérément d’étouffer les accès de toux de sa fille, pour éviter le pire, se faire repérer par les passeurs.
Mais le verdict tombe, froid, indifférent.
-“Ta petite tu dois la jeter.”
La jeter. Par dessus bord, au milieu de l’océan.
“Tu dois la jeter”

C’est avec cette scène surréaliste de préambule qu’Olivier Norek nous agrippe sur-le-champ, car cette femme, vous, moi, on s’y voit, on se retrouve nous aussi devant ce choix impossible, jeter la chair de sa chair par dessus bord pour en sauver 271 autres.

Plusieurs axes centraux sont développés dans ce roman à travers 5 grandes parties :

Fuir : Pourquoi fuit-on son pays ? Quels dangers peuplent notre quotidien pour que tout quitter apparaisse comme l’ultime solution ?

Espérer : A quoi va ressembler la vie que l’on vient chercher ailleurs ? Sera-t-elle meilleure que celle qu’on a laissée derrière soi ? Quels sont nos rêves à venir ?
Espérer que l’on puisse se retrouver tous à Calais, après plus de 5000 kilomètres de voyage, sains et saufs, malgré les conditions de vie ignobles desquelles on ignore encore tout.
Espérer qu’en aidant les autres, on puisse s’aider soi-même et reconstruire sa famille.

Résister : Contre le système, contre son gouvernement qui a laissé s’installer, grandir, prospérer cette zone de non-droit qu’on a appelé la jungle de Calais.
Les policiers, chargés de maintenir l’ordre n’ont aucun axe de manoeuvre, ils doivent simplement “essayer de tenir la ville à flot. On joue aux épouvantails, je vous ai jamais dit que c’était du bon boulot de police”.
Ils sont obligés de se blinder psychologiquement pour tenir.
“Si on les appelle les zombies (terme qui renvoie aux migrants), c’est pour les déshumaniser, parce que notre seule mission c’est de tirer sur des hommes, des femmes et des gosses qu’on devrait normalement protéger (…). On passe nos soirées à les allumer comme des lapins. c’est de la chasse, rien de plus, sauf qu’on ne ramène pas de gibier”

Survivre : Il faut apprendre à vivre dans cette jungle, cohabiter au milieu de populations rivales, qui ne peuvent pas se comprendre, ni s’accepter, au milieu des rats, de la crasse, des maladies, de la faim, des toilettes pleines d’excréments qui débordent.
Apprendre à survivre en tant que flic, impuissant, parce que légalement on n’est pas autorisé à intervenir, juste maintenir un semblant d’ordre social.

Sombrer : Cette dernière partie est celle qui m’a laissée définitivement sur le carreau.
Je n’avais pas anticipé tant de dureté dans cette fin de roman. J’espérais sans doute plus de clémence de l’auteur par rapport à une vérité que je ne voulais pas entrevoir : parfois on ne se comprend pas, tout simplement parce qu’on ne peut pas se parler, on ne communique pas dans la même langue ou on a tout simplement la langue coupée…
On reste sur un énorme malentendu qui nous brise, l’un et l’autre, à croire des vérités qui ne sont que les nôtres sans connaitre les vérités de l’Autre.

Oliver Norek a fait vaciller  mes certitudes sur ce que je croyais n’être qu’un banal fait divers, trop loin de chez moi pour que cela m’affecte véritablement, pas assez loin pour l’ignorer.
J’ai pris une sacré claque à regarder par l’autre bout de la lorgnette.
J’ai dû me regarder bien en face pour mesurer ce que j’avais préféré ignorer de notre société, par paresse ou lâcheté, et me poser la question du “et toi, tu aurais fait quoi ?”
La déshumanisation de certains personnages met en exergue la profonde humanité de certains autres, ceux qui y croient encore et veulent être une pièce maitresse dans un sursaut vers le changement. Ne rien faire ne peut pas être une solution.
“Tu comprends pas que si on ne fait rien, on ne va pas se le pardonner ? Tu réalises qu’on n’a pas le choix ? C’est facile d’oublier quand ça passe aux infos, mais quand ça débarque dans ton propre salon ??”.
Et de terminer par
“A la fin, il faudra regarder tout ce qu’on a accepté de faire. Et ce jour là, je refuse d’avoir honte” (…) Je vois qu’on a beaucoup réfléchi à trouver comment ne rien faire”.

C’est un livre d’une puissance rare, où tous les sentiments se mélangent, où l’on a des certitudes, puis où l’on vacille. Mais on y reste suspendu, tout le long, presque sans respirer, happé, empoigné par Olivier qui nous force à regarder la vérité en face.

Il a signé d’une main de maitre un roman qui ne peut laisser indifférent et auquel on réfléchit longtemps après l’avoir refermé… peut-être par amertume, par honte ou grâce à cette petite note positive qui clôture cet ouvrage.

Précipitez-vous, ne passez pas à coté de ce livre qui vous ouvre le yeux.
C’est incontestablement l’un des grands livres de cette fin d’année 2017.

 

 

 

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