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LES SURVIVANTS, Alex Schulman – Albin Michel, sortie le 6 janvier 2022.

Un petit coin de verdure, une maison dans les bois, un lac. C’est dans cet endroit isolé que trois frères viennent passer tous leurs étés. C’est dans cet endroit reculé qu’ils reviennent, des années plus tard pour honorer les dernières volontés de leur mère : répandre ses cendres en ce lieu témoin de tous les bonheurs et de tous leurs instants de vie. « Les survivants » a des intonations de roman américain et pourtant, son auteur, Alex Schulman est suédois. C’est bien en Suède que le récit se déroule, mais avec beaucoup d’objectivité, il pourrait se dérouler partout ailleurs dans le monde. Le lieu cartographique n’a que peu d’importance, il permet au lecteur de s’y projeter. Le lieu réel lui est un personnage à part entière : la maison, le lac sont les deux observateurs privilégiés de cette famille sémillante. Benjamin, Pierre et Nils que la vie a éloignés se retrouvent là, contraints et forcés, alourdis par l’urne qui transporte les cendres de leur mère. Personne ne serait revenu ici sans cette dernière volonté. À 23h59, grâce ou à cause de Benjamin qui a donné l’alerte, un policier emprunte le petit chemin à travers la végétation qui mène à ma maison. Il trouve trois hommes « assis côte à côte sur le perron de pierre devant la porte d’entrée. Ils pleurent, dans les bars l’un de l’autre.(…) ils sont trempés et en piteux état ». Depuis leur arrivée, les souvenirs d’enfance ont ressurgi. Les réactions parfois étranges du père ou de la mère reviennent en mémoire. Les raisons de la dislocation de l’unité familiale affleurent sur le lac, et dans les esprits…

Ainsi vont s’alterner chapitres au présent et souvenirs de jeunesse. Ceux évoquant les jeunes années portent le titre d’une aventure ou d’un évènement, relatent la force des liens qui unissent les frères et viennent tous ajouter une pierre à l’édifice de ce que comprendra le lecteur au dénouement : pourquoi cette fraternité s’est-elle délitée ? Ces chapitres mettent la lumière sur des tensions difficiles à comprendre, mais permettent aussi de faire connaissance avec les parents dont le comportement n’est pas toujours aisé à appréhender. Les chapitres au présent vont à rebours : ils débutent par l’arrivée de la police à 23h59 et s’étalent jusqu’au départ vers les lieux à l’heure zéro. Dans l’intervalle, c’est tout un monde qui s’ouvre sous nos yeux, une histoire familiale décortiquée qui doit nous aider, nous lecteur, à comprendre les raisons cette tragique bagarre du début. Mais c’est bien le présent qui ouvre les portes du passé en faisant renaître un souvenir, une anecdote, une sensation. C’est Benjamin qui en est le narrateur.

De cette construction narrative singulière naît un malaise grandissant, un sentiment d’étouffement (alors que nous sommes en pleine nature), une sensation prégnante que quelque chose cloche dans cette famille parfaite. Pourquoi Nils, l’aîné se tient-il à l’écart de la famille ? Pourquoi Benjamin, le cadet temporise-t-il sans cesse ? Pourquoi Pierre, le benjamin, le plus colérique, est-il toujours collé à son frère ? Ajoutez à cela les jeux étranges inventés par le père, la froideur et l’alcoolisme à peine voilés de la mère… l’atmosphère poisseuse s’épaissit. 

Les indices sont éparpillés, le chemin est piégé de sauts dans le temps et pourtant l’auteur ne perd jamais son lecteur. Au contraire, ce dernier est suspendu au texte. Jusqu’à ce moment où, le dénouement se profile apportant avec lui la révélation susceptible d’expliquer l’énorme faille qui a déconstruit l’unité familiale. Cette divulgation, pétrifiante, terrifiante va au-delà de tout ce que le lecteur aurait pu imaginer. Plus effroyable encore, le protagoniste concerné par cette révélation la ressuscite involontairement, lui dont le cerveau avait enfermé le drame pour lui éviter la souffrance de devoir vivre avec. Il se souvient. Et lorsque ce souvenir, englouti au plus profond de la mémoire ressurgit, c’est tout un passé que l’on peut reconstruire, une relation entre frères que l’on peut rebâtir, une paix intérieure que l’on peut retrouver. 

« Les survivants» est un premier roman d’une force hallucinante traitant des répercussions psychologiques d’un événement traumatique. Le choix habile de la construction narrative accentuée par une atmosphère de plus en plus angoissante permet non seulement une tendresse singulière envers les personnages, mais aussi une explosion des émotions au moment du dénouement. S’il nécessite de s’y plonger totalement et de faire un petit effort pour suivre sa construction, c’est pour moi un grand roman, merveilleusement pensé et remarquablement bien écrit (et traduit). 

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