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TOUT CE QUE DIT MANON EST VRAI, Manon Fargetton – Héloïse d’Ormesson, sortie le 19 août 2021.

En commençant « Tout ce que dit Manon est vrai », je m’attendais au récit d’une fieffée menteuse, manipulatrice, un peu intrigante, cherchant à embobiner son monde à grand renfort de mensonges et de demi-vérités. Il s’avère que Manon est simplement une jeune fille de son âge, en pleine adolescence, des émotions qui la terrassent comme des tsunamis, des hauts qui touchent les étoiles, des bas qui avoisinent les bas-fonds. Manon est douée. Très douée. Elle travaille sur un storyboard de BD en croquant les dessins et en écrivant les textes. À cette occasion, elle est approchée par Gérald, directeur de collection et éditeur. Marié à Viviane, cela ne l’empêche pas d’être extrêmement clair sur ce qu’il ressent. Manon, flattée, entre dans ce jeu, happée par les messages de Gérald, suspendue à sa BD. Autour d’elle gravitent plusieurs personnages : sa mère Pascale, son père Antoine, ses frères Louen et Tristan, quelques amis, puis Luc. 

L’originalité de ce roman réside incontestablement dans sa construction. « Tout ce que dit Manon est vrai » rassemble une succession de voix qui « diront tous je ». Or, à travers ces voix, c’est bien Manon qui parle… à travers ces voix, chacun exprime son ressenti, ce qu’il a bien voulut témoigner de la situation vécue, mais c’est bien Manon qui retranscrit les paroles. Cette forme de construction est la première que je lis dans un roman et force est de constater qu’elle suscite de formidables émotions. Mais, Manon Fargetton, auteur du roman, n’en reste pas là. Elle insère au gré du récit un dialogue entre la Manon d’alors, et celle d’aujourd’hui.« Pour te comprendre Manon, pour te dire en entier, je dois lâcher les masques et prendre la parole. Moi. Celle que tu es devenue. Celle qui était déjà là, en germe, quand tu te débattais avec la fin de ton adolescence. »

Comme toute adolescente de 16 ans qui veut susciter de l’intérêt, elle se croit amoureuse. Amoureuse de son éditeur, de trente ans son aîné. Entre admiration, tendresse, et curiosité, toutes les émotions se mélangent. Ajoutez à cette situation une relation conflictuelle avec sa mère, et vous obtenez un contexte explosif où les déséquilibres familiaux font pousser les envies d’un ailleurs. 

C’est alors que Pascale, mère de Manon découvre avec effarement les messages qu’ils s’envoient, les mensonges de Manon pour voir Gérald en cachette, et tisse, progressivement les origines de leur histoire et le mode de fonctionnement du monsieur. La confiance entre la mère et la fille est rompue : « Tu m’as tellement menti. Tu as passé ton enfance à me raconter des salades plus grosses que toi, des histoires abracadabrantes dans lesquelles tu spiralais sans fin. » Pascale refuse de fermer les yeux. Elle est bien décidée à empêcher cette relation à tout prix, même si cela présage de grosses altercations avec sa fille. L’histoire ne s’arrête pas là. Au cœur de ce raz de marée émotionnel, Gérald est le confident privilégié du passé de Manon. C’est vers lui qu’elle se tourne pour évoquer un traumatisme. S’ajoutent alors au récit des extraits de procès-verbaux. Les dépositions de différents protagonistes se succèdent et avec elles, des révélations.

Au-delà de ce trio pathologique formé par Manon, Viviane et Gérald, au-delà des nausées, de la révulsion, et de la colère suscitées par les attitudes, paroles et écrits de Gérald où l’amalgame entre projet professionnel et « amour naissant » se confondent, il y a deux choses qui m’ont littéralement bouleversée dans le traitement du roman. 

D’une part, une place singulière est faite à Pascale, la mère. Acharnée et tenace, elle sait, au plus profond d’elle-même qu’elle doit s’opposer et accomplir son devoir de mère. « Et il a un fonctionnement tordu. Il l’idéalise, lui dit qu’elle le sauve, qu’elle est son miracle. Et puis d’un coup, il vrille, lui reproche de ne pas l’aimer assez, de le rendre triste, de réveiller ses angoisses, et elle doit en faire des caisses pour le rassurer. Ils répètent cette phrase encore et encore, “plus jamais seuls”. C’est exactement le fonctionnement des sectes. » Cela la rend impopulaire, haïe, responsable de saccager délibérément le plus bel amour idéalisé qui soit. Ce portrait de mère, sublime, poignant et intègre dont Manon dira plus tard « Et je mesure notre chance Manon, d’être née de cette femme qui ne se dérobe pas. » a littéralement brisé mon cœur de mère tant cet ultime témoignage, cette vérité après bien des combats, rend hommage à sa lutte acharnée, lorsque presque seule contre tous, elle livrait bataille.

D’autre part, Manon Fargetton fait se rencontrer Manon adolescente et Manon grandie. Cette rencontre, unique, divine où celle d’après discute avec celle d’avant frôle le sublime. Alors, ce que dit Manon est vrai. Alors, lorsque Manon évoque ses relations avec sa mère, ses punitions planifiées, ses plans machiavéliques sonnent vrai «Vous étiez fusionnelles. Mais pour devenir toi-même, il te faut t’affirmer. Il te faut rompre, trancher. Il te faut Gérald. Tu as choisi tout ce que tu exècres — la manipulation, la dissimulation — et tout ce qui la séduit — la dimension intellectuelle, la création, les livres, l’enseignement, la rébellion contre l’ordre établi — réunis en un seul homme. Un cheval de Trois. (…) Pour la punir de t’aimer si bien, tu joues une autre carte. Le camouflet ultime : te confier à ton père plutôt qu’à elle.»

« Tout ce que dit Manon est vrai» a été un véritable choc littéraire. La qualité indéniable de l’écriture, le schéma narratif, l’originalité de la construction, la façon d’aborder l’emprise sous des prismes différents et à travers une multitude de voix, font de ce roman un phare dans la nuit, à faire lire aux mères et à leurs filles. Afin que cesse toute forme d’emprise possible à cause de l’âge, du manque d’expérience, de l’absence de lucidité, du manque de communication entre parents et enfants, l’auteur livre un texte essentiel, aborde des thématiques cruciales (à travers certains points que je ne peux révéler) pour laisser le lecteur abasourdi par une fin consternante. Manon Fargetton rentre dans MA cour des grandes. Peu sont si justes, peu sont si originales, peu sont aussi douées. Ce récit est un véritable travail d’artiste, dans tous les sens du terme.

Je remercie les éditions Héloïse d’Ormesson de leur confiance. 

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