Site icon Aude Bouquine

AU-DELÀ DE LA MER, Paul Lynch – Albin Michel, sortie le 18 août 2021.

Bolivar est un pêcheur sud-américain. Accompagné d’Hector, ils prennent la mer malgré une violente tempête annoncée. Bolivar cherche à fuir quelqu’un ou quelque chose et c’est sous le joug de cette menace qu’il prend cette décision irraisonnée. Très vite, l’océan se déchaîne et ils se retrouvent au cœur de la tempête du siècle, prisonniers de l’océan Pacifique. Pour survivre physiquement, un seul objectif nécessaire : boire et manger. Pour résister psychologiquement : conserver à tout prix la flamme de l’espoir. « Un court instant, il prend conscience d’une sensation de vacuité alors que la gueule de l’océan s’ouvre juste derrière eux. Et alors la mer devient ciel. » Tour à tour unis et désunis, Bolivar et Hector, seuls face à leur propre conscience, questionnent leur foi, leurs espérances, leurs attentes, le but de l’existence, et l’imminence de la mort.Lorsque tout ce qui faisait le sel de la vie disparaît, à quoi se raccrocher ? Comment savoir qui l’on est vraiment ? Ce que l’on peut supporter ? Comment notre esprit fonctionne en situation de stress intense ? Où trouver la force de combattre quand tout semble vain ?« Le monde est plongé dans un vaste silence. On n’entend que la mer qui porte le vent sur son dos. »

De cette intimité forcée, sur l’océan en furie et sous un ciel versatile, Paul Lynch extrait la substantifique moelle de l’existence. Tandis que les deux protagonistes combattent une nature hostile, ils se confrontent à eux-mêmes, plongés dans le vide, le rien, le silence ou parfois la cacophonie des éléments déchaînés. L’absence totale de repère en perdant leurs outils de navigation, les plonge dans une peur profonde, une angoisse sourde, des hallucinations, des rêveries éveillées et, parfois, une forme de folie. «Combien de jours se sont écoulés, Bolivar n’en n’a aucune idée. Le moi vivant émerge de la coquille du moi survivant.»

« Au-delà de la mer » est un récit sur la condition humaine. Deux hommes pour deux points de vue. C’est là, l’une des belles idées créatives de Paul Lynch. Bolivar est un homme toujours dans l’action (tente de pêcher, recueille l’eau de pluie), optimiste de nature, fort, lâche aussi dans sa vie personnelle. « Tu te nourris, tu dors, tu accomplis des tâches simples. C’est maintenant que nous sommes vraiment vivants. »Hector est tout son contraire. Plus jeune, moins expérimenté, pessimiste, faible, désespéré, déjà vaincu. « Vos questions, je ne vois pas trop comment y répondre. Chaque jour, je regarde une partie de moi qui ne fait plus partie de moi. C’est juste qu’elle se trouve ici. Toutes les autres, elles sont ailleurs. Elles sont restées là-bas — c’est difficile à expliquer. (…) La partie de moi qui est ici n’y est pas pour de vrai. C’est là-bas qu’elle est. Du coup, je ne suis rien. Mais celui que j’étais là-bas, il n’existe pas non plus. Il est devenu quelqu’un d’autre, et je ne sais pas ce qu’il est. »

Cet antagonisme dans leurs personnalités donne lieu à de magnifiques joutes verbales où la poésie, toute puissante, prend les rênes du récit. Les envolées lyriques de l’écrivain sont de toute beauté. Loin de rester creuses, de simples mots jetés sur le papier, elles sont au contraire le terreau de réflexions habitées, profondes, et extrêmement fines. Les deux hommes face à leur condition de mortel questionnent le sens de l’existence dans la plus pure tradition de Descartes « je pense donc je suis ». Chacun voit remonter ses propres démons, « La voilà, l’illusion. Seul un homme libéré des exigences du corps peut comprendre le sens du mot liberté. Je te le dis, Gros, celui qui choisit de mourir plutôt que de vivre est le seul à comprendre ce qu’est la liberté. », ses souvenirs « Il plonge en lui-même comme s’il espérait débusquer la source d’une horreur pareille, mais il n’y a rien à voir au-dedans. », le sens de sa foi « Dites-moi, Bolivar, vous voyez une raison pour que Dieu soit aussi cruel ? Pour qu’il nous fasse faire ce genre de rêves ? Nous maintienne dans un état qui n’est ni la vie ni la mort ? D’après vous, pourquoi Dieu ferait une chose pareille ? ». Les deux pêcheurs, chasseurs de poissons et êtres humains en situation de péché naviguent au cœur de leur océan de foi et d’espérance.

Récit philosophique, introspectif, intimiste et profondément humain « Au-delà de la mer » place l’homme, cette créature insignifiante face à la puissance de la nature, l’obligeant ainsi, loin de toute distraction, à se pencher sur l’essentiel. « Qu’est-ce que la vie, sinon attendre ? Pense-t-il. Il ferme les yeux l’oreille attentive. Toujours occupés à attendre quelque chose. Et si on accueillait plutôt ce qui nous est offert ? » L’homme défait des chaînes des futilités qu’il croit essentielles, retrouve des joies simples et un espace de réflexion disponible pour méditer, car, l’esprit humain est ainsi fait qu’il peut se torturer à l’infini. 

« Au-delà de la mer » est tiré d’un fait divers réel : En novembre 2012, un pêcheur nommé Salvador Alvarenga, 36 ans prend la mer avec un jeune coéquipier de 24 ans pour une partie de pêche au requin. Une effroyable tempête s’abat sur eux. Rapidement, ils perdent tous leurs appareils technologiques. Ils parviennent à se nourrir de quelques poissons, peuvent consommer de l’eau de pluie et leur propre urine. Le bateau dérivera 438 jours sur l’océan Pacifique. En janvier 2014, il accoste sur une île dans les îles Marshall, à 12 500 kilomètres de son lieu de départ. 

Toute la magie du roman réside dans la façon dont Paul Lynch à imaginé les discussions, confronté les points de vue, réfléchi sur le sens de l’existence à travers ses personnages et abordé l’imminence de la mort. «Il pense aux diverses formes sous lesquelles pourra se présenter la mort. Une vague qui l’engloutira. Une tempête soudaine. La faim qui rompra les amarres du corps. La soif qui déliera le corps de l’esprit. Et malgré tout cela, il sait qu’il va continuer à vivre. Ce sentiment vit à l’intérieur de lui.»

Ce roman offre un temps de réflexion pour âmes en constante interrogation. Offrez-vous quelques heures pour vous rapprocher de l’essentiel et partez faire ce voyage. Vous en tirerez quelque chose de rare.

Je remercie les éditions Albin Michel de leur confiance. 

Quitter la version mobile
Aller à la barre d’outils