Aude Bouquine

Blog littéraire

« L’homme peuplé » est un roman fantomatique, récit d’atmosphère où hiver, neige et silence s’entrelacent, où le brouillard vient brouiller les pistes de vie. Et pourtant, la première image du roman est une mésange, la vie, un ange perché sur un bord de fenêtre qui accompagne Caleb, guérisseur et sourcier du village. C’est dans cette atmosphère de conte, presque irréelle, que décide de s’installer Harry, écrivain en recherche d’inspiration. Depuis « l’Aube Noire », il n’a rien écrit de tangible. Ce village isolé, séparé du monde des vivants, presque inhospitalier, fait naître chez l’auteur la sensation d’être épié. « Le silence revient. L’inquiétude se diffuse dans le corps, tenace. Avec le brouillard qui l’enveloppe, le paysage tout entier semble se replier autour de lui, comme pour isoler un parasite, l’enfermer dans une gangue. Il n’est pas à sa place et chaque élément de l’environnement le lui signifie clairement. » Harry observe la maison d’en face enveloppée par l’obscurité, où tout semble statique, sauf les aboiements d’un chien qui à l’air de vivre là. 

Dans cette solitude choisie, auto imposée, il existe peu de liens avec le réel et la vie qui bruisse. Franck Bouysse est l’écrivain du silence, de ces lieux où l’on ne parle pas pour ne rien dire, de ces endroits où les habitants vivent selon les saisons en cultivant leur terre. Je tairais volontairement les prénoms des autres protagonistes du roman, car je ne veux parler que d’atmosphère en utilisant les mots de chacun pour tenter de vous y transporter par la pensée.« (…) disait peu, mais lorsqu’elle disait, on se doutait que c’était important. Disait qu’une fois que le passé est passé, il n’y a plus à revenir dessus. Ajoutait qu’il ne faut rien supposer du futur, rien envier de ce qu’il réserve ; que la vie résulte de très vieilles fautes que l’on n’a pas commises, mais qu’il faut pourtant endosser, et que si l’on venait à les connaître, on attenterait à sa propre mort ; que la haine n’est pas une arme létale, mais du sel incrusté sous la peau. Elle disait des choses qu’un enfant ne peut comprendre, qu’un adolescent n’entend pas et qu’un adulte ressasse le restant de sa vie (…) Elle disait que le monde de chacun est clôturé par des barbelés et que, s’ils viennent à céder, il faut s’empresser de les réparer et de les consolider. » Franck Bouysse est la voix des taiseux aux vérités furieuses lorsqu’elles s’expriment, la voix des secrets de famille tus, du mutisme rural généralisé.

Harry pourrait être l’ombre de Franck Bouysse, son double littéraire, celui qui est confronté aux affres de la création. Un voyage intime qu’il doit faire seul, parfois torpillé par sa propre intériorité, doutes et questionnements, vie passée. Harry vit avec ses fantômes intérieurs, ceux de chaque écrivain, personnages, émotions, idées, idéaux. Le mécanisme de création est un sacerdoce. À défaut d’écrire, Harry lit « Mémoires d’un paysan du vingtième siècle », s’imprègne des mots d’un autre, « Il lit très tard pour repousser l’affrontement avec les créatures de la nuit. Il sait comment le sommeil travaille les corps démunis. », il recherche « l’odeur du silence » dans ce lieu-dit nommé le Bélier, il « continue d’écouter de la musique pour se rendre en terre d’écriture… ». 

Caleb est un homme de la terre, tout l’inverse d’Harry, guérisseur d’animaux et sourcier, paria du village, il refuse de soigner les humains. « Caleb pense que ce qui peut arriver de mieux à la planète, c’est que les humains disparaissent le plus rapidement possible, peu importe comment. Pour que ce soit parfait, il faudrait qu’il n’y ait aucun survivant, sinon un jour ou l’autre, on recommencerait les mêmes erreurs. » Caleb n’est pas concerné par le processus créatif, il est en revanche un réceptacle à émotions, capable de ressentir tout ce qui anime le vivant. « À ses yeux, un livre, c’est de la poudre aux yeux. Ça n’aide pas à vivre. »

« L’homme peuplé » est un roman choral où plusieurs voix se relayent. L’hostilité polaire y est omniprésente et vient s’infiltrer nonchalamment dans le cœur du lecteur. Ses émotions finissent frigorifiées, transies par un inéluctable engourdissement. Était-ce alors l’état d’esprit de Franck Bouysse, navigant entre deux personnalités d’homme diamétralement opposées ? Était-ce sa volonté de démontrer qu’à travers des mots, un roman où l’atmosphère glaçante et hostile serait omniprésente, il serait possible d’anesthésier chaque âme à distance ? C’est précisément sur cette idée que je voudrais m’arrêter pour tenter d’exprimer mon ressenti. Cette citation sur le processus créatif m’interpelle : « Les mots seuls ne fabriquent pas d’émotion sincère, c’est l’émotion qui doit précéder l’apparition de mots. » Dans ce cas, qu’en est-il de la perception et du ressenti du lecteur ? Car, je dois bien l’avouer, outre le style si poétique de Franck Bouysse dont la virtuosité romanesque et stylistique n’est plus à démontrer, je n’ai strictement rien ressenti. Ni joie, ni peur, ni empathie, ni compassion à l’égard des personnages. Je n’ai eu de plaisir réel et d’admiration que pour cette écriture exemplaire, pour la perfection de chaque phrase associée à chaque idée, pour la mise en abîme du processus de création d’un auteur qui cherche réellement à nous transmettre, à travers Harry, la difficulté d’écrire. Mais, il m’aura manqué l’ÉMOTION, celle qui fait vibrer, celle qui met les entrailles en vrac, celle qui oblige le cerveau à penser encore et encore au roman, celle qui bouleverse tout sur son passage comme dans « Né d’aucune femme » ou « Buveurs de vent ». Pourtant, je suis dans l’incapacité de dire que je n’ai pas aimé ce roman alors que j’ai toujours affirmé que dans chaque lecture c’était d’abord l’émotion qui primait. Me voilà bien ennuyée et un peu ébranlée dans mes certitudes…« Le problème avec ceux qui aiment le livre, c’est qu’ils finissent par aimer son auteur, sans réserve. » Voilà peut-être un début de réponse…

BUVEURS DE VENT, Franck Bouysse – Albin Michel, sortie le 19 août 2020.

NÉ D’AUCUNE FEMME, Franck Bouysse -Manufacture de livre, sortie le 10 janvier 2019.

8 réflexions sur “L’HOMME PEUPLÉ, Franck Bouysse – Albin Michel, sortie le 17 août 2022.

  1. Anonyme dit :

    Quelle belle chronique et quel talent d’analyse et de rédaction. Amitiés

  2. Aude Bouquine dit :

    Merci ☺️

  3. Nicolas Elie dit :

    Je ne l’ai pas lu encore, avec cette appréhension que tu expliques à la fin de ta chronique… J’ai les chocottes de ce ressenti-là.

  4. Aude Bouquine dit :

    L’écriture reste sublime.

  5. Anonyme dit :

    suis en train de le lire j’en suis à la moitié et je sens l’angoisse et l’oppression montés . j’ai le coeur qui s’accélère . j’adore son écriture .

  6. Yvan dit :

    c’est vrai que c’est une lecture singulière, assez déstabilisante. Loin du souffle romanesque du précédent livre

  7. Très belle chronique sur un roman difficile à chroniquer je trouve. La tienne est très aboutie et m’interroge également sur ma propre expérience de lecture. Qu’ai-je ressenti ? Je ne sais pas vraiment. Et pourtant, j’ai aimé ce livre, surtout pour le personnage de Caleb, son mode de vie, et pour l’écriture aussi.

  8. Aude Bouquine dit :

    J’avoue que ça m’a pris de nombreuses heures de la rédiger…

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