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LA FILLE DE LA GRÊLE, Delphine Saubaber – JC Lattès, sortie le 12 janvier 2022.

« Je n’ai pas su trouver les mots pour te le dire, Adèle, pas plus que je n’en ai jamais trouvé pour te parler vraiment de moi. Sais-tu seulement qui a été ta mère ? Dans quelle sève puisent ses racines, ses émotions trop fortes, ses silences rentrés ? Sais-tu quelle enfant elle a été ? »

Connaissons-nous jamais tout à fait notre mère ? Que savons-nous réellement des jeunes années de sa vie, d’elle petite fille, de ses peurs, de ses luttes intérieures lorsqu’elle-même devient mère à son tour ? Au soir de sa vie, Marie décide de lever le voile. Elle écrit à sa fille Adèle. Elle raconte. Elle dévoile. Elle divulgue les secrets de son cœur et de son histoire familiale. Marie a décidé de mourir, avant l’année de trop, avant la dégénérescence du corps et la perte de son identité, Marie veut mourir en conservant sa dignité. Elle offre à Adèle l’histoire de ses racines, la terre qui l’a vue naître et grandir, la famille qui l’a élevée. Une enfance rythmée par les saisons, les odeurs, les récoltes, les coups du sort météorologiques, et cet épisode de grêle qui a bouleversé l’équilibre familial et a tout changé… jusqu’à déclencher le pire. « Je n’ai compris que bien des années plus tard le sentiment d’impuissance de mes parents, leur urgence permanente, à devoir toujours aller chercher le repas du lendemain, à vivre les yeux rivés à la colère du ciel, aux feuilles, à la terre. Nos vies dépendaient de bien plus grand et plus puissant que nous, de ce qu’on n’appelait pas encore le climat, de cet invisible que je voyais, moi, casser le dos de Joseph quand il rentrait le soir des champs et souiller de terre les ongles de Madeleine qu’elle cachait sous des gants lorsqu’elle allait à la messe. »

À la ferme des Glycines, Joseph et Madeleine, parents de Marie vivent une vie de labeur. Ceux qui ont eux des grands-parents agriculteurs le savent bien, il n’y a aucun instant de répit dans ces existences-là. Les animaux, les récoltes, la peur au ventre en regardant le ciel qui noircit, le désespoir des cultures saccagées par les changements trop brutaux de température, la grêle, ou la canicule. Dans cette famille, tous dépendent de cette terre et des bêtes pour les nourrir, donc pour survivre. Pas de droit à l’erreur, pas de seconde chance. La charge mentale qui pèse sur les parents prend toute la place puisqu’elle couvre les besoins primaires. Alors, il suffit d’un rien, d’un grain de sable, d’une pluie de grêle pour que l’équilibre familial s’altère définitivement. Pour que la colère d’un père se déplace sur le plus fragile, celui dont on dit qu’« il n’est pas fini », ce frère avec lequel Marie entretient une relation fusionnelle, ce frère victime de cet épisode de grêle dont Marie dira « (…) ce soir-là, le chagrin m’a logé une balle en plein cœur. »

Que savons-nous de ce qui se joue derrière les portes closes ? À défaut, à la campagne, loin de tout ? Que savons-nous de la construction d’une petite fille, élevée là, qui deviendra une femme, puis une mère ? « Je me suis construite sur une mémoire à blancs, à trous, j’ai avancé sur des angles morts, craignant de regarder à droite ou à gauche. J’ai redouté encore plus de me retourner, presque soulagée à l’idée que le monde que j’ai connu, ce monde-là, celui de mon enfance, avait disparu. » Que savons-nous de ce qu’elle va donner, volontairement ou involontairement, par intention ou par omission ? Pour aller contre ou au contraire pour transmettre ? « Nous avons oublié que nous ne sommes que des humains et que la nature est mère, et moi, la fille de la grêle, je t’ai élevée comme une fille de la ville dans le coton et l’insouciance alors que j’aurais dû t’alarmer, t’enseigner l’humble patience, la lenteur, la résignation de mes parents. (…) Je voulais seulement éloigner de toi la douleur des générations passées. T’immuniser contre la peur. Au lieu de ça, je t’ai refilé la mienne, dont tu n’as jamais su d’où elle venait. »

La vieillesse se prête à faire le bilan de son existence, mais aussi à réfléchir sur ce qu’il nous reste à transmettre. « La fille de la grêle » est bien un roman de transmission, de passation de l’histoire familiale, de ramifications des émotions. Comprendre la femme qui nous a donné la vie pour comprendre qui l’on est, faire de ces sables mouvants que constitue parfois notre existence une terre solide, fertile pour mieux construire l’avenir. Aider à pousser droit. « C’est comme ça. Toute sa vie, on traverse ses parents. On ne les connaît pas. Du moins, on ne connaît pas leur vérité. » D’une certaine façon, Marie fait cesser cette chaîne des secrets familiaux en se dévoilant et en révélant au grand jour l’amour incommensurable pour son frère Jean, la beauté de leurs relations, et le cœur de ses pensées les plus profondes.

« La fille de la grêle » interroge également notre rapport de dépendance à la nature, fusionnel, animal, mais confronte aussi deux mondes : celui de la ferme de Marie il y a des années, et celui d’Adèle, aujourd’hui. « De ce fait, nos corps connaissaient aussi le prix de la rareté des choses, l’endurance, l’eau, le travail que réclament un fruit pour grossir, une bête pour donner son lait, une fleur pour éclore. »

Enfin, « La fille de la grêle » est un plébiscite pour le droit de mourir dans la dignité selon son propre timing, avant que l’on ne puisse plus décider par soi-même et pour soi-même, avant de devenir un fardeau, avant de perdre tout contrôle sur sa vie. « Je pourrais vivre encore un peu, c’est vrai. Mais fait-il vivre jusqu’au bout ? »

« La fille de la grêle » est un premier roman. La plume de Delphine Saubaber, fine, et poétique, sublime ce récit déjà très chargé en émotions par son sujet. Elle a su y cacher des secrets qui, une fois découverts, relancent l’intrigue. C’est un récit intime, orageux et serein, sombre et lumineux sur la vie, quand il n’y a plus rien à cacher, parce que les mots doivent être prononcés, et les vérités exprimées. « Tu es arrivée, ma chérie, comme une absolution sur mon tas de fumier. » Très beau premier roman. 

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