Aude Bouquine

Blog littéraire

Roman prophétique, imagination prémonitoire ? Christina Sweeney-Baird commence la rédaction de « La fin des hommes » en 2018, soit bien avant le début du COVID. Elle imagine un virus qui ne toucherait qu’une partie de la population. « Une souche de grippe particulièrement agressive apparue à Glasgow début novembre a touché des dizaines de milliers de personnes en Écosse. (…) Selon des rapports isolés, le virus grippal affecte exclusivement les hommes. » Les femmes sont asymptomatiques, certaines portent le virus et le transmettent à leurs fils, leurs époux, leurs pères, leurs collègues. Le récit commence par l’apparition de cette sorte de grippe, les premiers symptômes, les premiers morts et explore la lutte de l’humanité, les actions menées et les solutions mises en place. Il dresse également un état des lieux d’un monde où seuls 10 % des hommes ont survécu et où tous les aspects de la société doivent être réinventés par les femmes. Roman choral, toutes les voix sont féminines, obligées de surmonter peine et douleur de la perte pour lutter ensemble et survivre. Enfin, la question « le monde irait-il mieux si les femmes étaient à sa tête ? » est largement développée, n’en déplaise aux féministes les plus acharnées, la réponse est loin d’être aussi évidente. 

Magistral d’intelligence, de pertinence sur les problématiques soulevées, « La fin des hommes » est un concentré d’émotions entremêlé de questionnements, de réponses et d’analyses finement trouvées. Christina Sweeney-Baird explore réellement tous les aspects sociétaux qu’il faudrait régler si une telle épidémie venait à apparaître. Je n’avais même pas conscience de la somme des incidents qui pourraient survenir, de ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour les gérer. Un énorme travail de réflexion a été fait par l’auteur, ce qui donne au texte une véritable crédibilité, des pensées perspicaces et lucides sur une humanité en reconstruction. Nous avons malheureusement vécu une énorme crise sanitaire qui nous a sensibilisés aux efforts à mettre en œuvre pour en venir à bout. Nous avons aussi expérimenté la peur, le doute, la scission de la société, les conséquences sur nos enfants, la panique de l’augmentation du nombre de décès, mais nous avons pu échanger avec nos proches tous sexes confondus. Ici, le Fléau a un autre visage. Il divise les familles, il frappe un genre particulier, il oblige chacun à voir sa moitié ou ses enfants mourir. Et mourir seul. Pour protéger les autres mâles de la maison. Un crève-cœur imaginable. Le temps est compté à partir de l’identification du cycle viral : asymptomatique pendant 2 jours, transmission durant ce laps de temps, apparition des symptômes « grippaux » et d’une forte fièvre le troisième jour, décès le 5e jour. Le Fléau survit 38 heures sur une surface, autant dire une éternité. 

Les femmes sont les héroïnes de « La fin des hommes ». Elles sont toutes remarquables, mais pas forcément pour les mêmes raisons, encore moins pour les mêmes qualités. Ce qui les rassemble est une lutte commune, un même but, pas forcément des moyens identiques pour y parvenir. Dans le brouillon du roman figurait une quarantaine de portraits de femmes, toute classe sociale confondue, à travers plusieurs pays. Dans la version finale, il n’en reste que quelques-unes, mais ô combien emblématiques ! Elles témoignent, elles agissent, elles décident sur un terrain laissé vide par la gent masculine. La nature ayant horreur du vide, certaines deviennent des loups, d’autres des bergers. Au-delà de toutes les réflexions que suscite « La fin des hommes », une large part est accordée aux émotions. Celles des survivantes, épouses, mères, filles. De facto, ces émotions nous sont transmises à l’état brut. Puisque nous avons vécu une situation approchante, sans doute sommes-nous plus à même de compatir et de nous attendrir. Ou pas. Le résultat frappant de réalisme ne peut laisser indifférent. J’ai été cette épouse, cette mère, cette fille. J’ai ressenti la panique, le désespoir, l’instinct de survie, la résilience, la force qui renaît, l’urgence de s’adapter. 

« La fin des hommes » en dit beaucoup sur notre (in)humanité, c’est sans doute cela le plus troublant. Comme dans la « vraie vie », des personnalités ou des actions se démarquent, des scissions se creusent, des avis divergent et des menaces de luttes intestines grondent. Le roman ne peut pas se raconter, il doit se vivre. Au plus profond de nos entrailles d’êtres humains, nous connaissons le danger qui nous guette, mais aussi la force de l’amour et l’instinct de survie capable de renverser des montagnes. Christina Sweeney-Baird a construit son roman d’une manière brillante. Il est le fruit incontestable de réflexions très poussées, d’une imagination paroxystique portée par une seule question : « Et si ? » Les réactions en chaîne engendrent d’autres problématiques auxquelles elle répond en menant toutes ses interrogations jusqu’au bout. « Et si ?… Alors, que faudrait-il faire ? » Le danger était de ne susciter aucune émotion, d’aboutir à une longue liste alimentée par des états des lieux successifs. Il n’en est rien. L’émotion est au cœur du roman, aussi forte que l’épidémie, plus forte qu’elle, car au bout il y a la vie. Formidable de justesse et d’intelligence, un roman absolument sublime de la première à la dernière ligne, qui risque fort de devenir une référence dans les années à venir. 

8 réflexions sur “LA FIN DES HOMMES, Christina Sweeney-Baird – Gallmeister, sortie le 3 mars 2022.

  1. Yvan dit :

    Bizarre de voir sortir la même année deux romans avec strictement la même idée de départ. Super intéressante. Mais comme je n’ai été qu’en partie convaincu par l’autre, Lauren Beukes – Afterland, je serais curieux de faire la comparaison (tout en ayant l’impression d’avoir déjà vu développer l’idée, et du coup qu’elle a perdu de son intérêt). A voir, si un jour j’ai un trou dans le planning 😉

  2. Aude Bouquine dit :

    Sauf que… si j’en crois les chroniques de Afterland, le style n’est absolument pas le même…

  3. Yvan dit :

    et heureusement 😉

  4. laplumedelulu dit :

    Mais va falloir arrêter avec des chroniques pareilles, Aude. Je ne sais plus où donner de la tête.
    Je vais aller braquer une librairie, je dirais que je croyais que c’était une bibliothèque. 😅 Merci à toi 🙏😘

  5. Il me fait envie ce livre et ta chronique me conforte dans ce choix, même si j’en ai aussi entendu du moins, moins bien! Mais on va dire qu’il faut avoir une certaine sensibilité…😘

  6. J’ai beaucoup entendu parler de ce roman, et de celui que mentionne Yvan dans son commentaire. Je dois dire que ta chronique, sans rentrer dans les détails plus profonds de l’histoire, arrive à susciter mon intérêt. Sachant que je n’avais pas retenu ce roman dans ma wishlist, ta délicatesse change la donne.

  7. Aude Bouquine dit :

    Ce qui m’épate toujours dans un premier roman c’est aboutir à une telle densité et à autant de personnages si aboutis. C’est brillant ! Merci pour ton gentil commentaire.

  8. Aude Bouquine dit :

    J’ai entendu aussi du négatif… ça ne me décourage jamais d’y aller pour me faire mon avis. Pour un premier roman, ce qu’elle a fait est remarquable. On peut au moins lui concéder ça ! Pour moi c’est un grand roman.

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