Aude Bouquine

Blog littéraire

« Certains réveils sont plus pénibles que d’autres. » Ainsi s’ouvre le quatorzième roman de Barbara Abel. Roxanne ouvre les yeux à l’hôpital. Elle ne devrait pas se trouver là. Elle devrait être morte, comme Martin, son compagnon. Ensemble, ils avaient fomenté un plan : un suicide organisé qui les ferait disparaître en même temps. Si Roxanne se réveille à l’hôpital, c’est que quelque chose a capoté. Qu’est-il arrivé à Martin ? A-t-il été « sauvé » lui aussi ? À l’annonce de sa mort, Roxanne s’effondre et se plonge dans un mutisme total. Comment expliquer à sa sœur Garance ce qui s’est réellement passé ? Comment se défendre auprès de sa belle-famille qui l’accuse d’avoir délibérément tué Martin ? 

En littérature de genre, outre l’intrigue qui nécessite un vrai pouvoir d’imagination, un savant dosage des ficelles, ce qui m’apparaît extrêmement difficile concerne tous les passages touchant à la psychologie des personnages et au décryptage des émotions. Je n’aime pas comparer, mais quand je le fais c’est toujours de manière positive pour saluer une façon de faire qui m’impressionne. Il y a eu Marie Neuser dans « Délicieuse », Amélie Antoine dans plusieurs de ses romans, il y a maintenant Barbara Abel dans « Les fêlures ». Ce qu’elle propose ici n’est ni plus ni moins qu’une redoutable plongée dans la psyché humaine, au cœur des émotions, là où elles prennent leur source, dans l’enfance notamment, et/ou dans des éléments du passé. Je salue avec admiration la précision de ce que l’auteur décrypte ici, la finesse dans les détails, la délicatesse des nuances, l’exactitude des émotions. C’est un véritable travail d’orfèvrerie, une dentelle rare qui prend du temps à se dévoiler dans sa globalité, mais d’une justesse prodigieuse. En refermant « Les fêlures », j’ai d’abord pensé au travail d’auteur, avant de décortiquer l’histoire. Dans la forme et à mon sens, Barbara Abel a atteint un sommet, une méticulosité impressionnante qui permet un transfert total. Le lecteur entre dans la tête des personnages. Sur le fond, l’intrigue plaira ou non, cela est tout à fait subjectif et propre à chaque lecteur. En ce qui me concerne, ce sont toujours les émotions qui déclenchent le coup de cœur (ou pas) et dès les premières pages, l’auteur m’a attirée dans ses filets pour ne plus jamais me lâcher. Dans « Les fêlures », c’est la qualité de l’écriture, la façon dont elle exprime les ressentis que Barbara Abel m’a totalement conquise. Je le dis en toute franchise, elle excelle dans cet exercice et le fait avec brio, soufflant le chaud et le froid, au rythme des révélations qui apportent de l’épaisseur. Maintenant que je vous ai un peu donné des raisons de lire ce livre, parlons un peu du fond justement. 

Le fond relève de l’âme humaine, de ses multiples recoins dans lesquels viennent se cacher des souvenirs trouvant leur résonance dans l’intime. De ces souvenirs naissent des lézardes, parfois des déchirures, parfois des crevasses. Ces « fêlures » déterminent les personnes que nous devenons. Nos failles sont nichées là, dans le creux du passé et tournent en tâche de fond dans nos inconscients. Des micros évènements, des rencontres, ou des chocs émotionnels les font ressurgir. En alternant situations du présent et flash-back, Barbara Abel met la lumière sur les origines du mal qui, de minuscules deviennent colossales et changent le cours de l’existence. Ce passé est centré sur l’enfance de Roxane et de Garance unies face à une mère toxique et à un père démissionnaire qui s’est contenté de sauver sa peau. Les anecdotes qui jonchent leur enfance commune, la déchéance maternelle, les mots terribles prononcés, les cris, les disputes façonnent les gestes à venir et les caractères. L’une comprend très tôt qu’il ne faut s’attacher à rien pour que personne n’ait aucun levier sur elle, l’autre grandit dans la rancœur, la colère et la haine. Ce socle commun nourrit peu à peu leurs personnalités et dilate les failles. Se démarquer totalement d’un schéma connu ou reproduire, c’est le grand combat qu’elles livrent avec elles-mêmes, mais aussi face à l’Autre. Deux sœurs, une même pièce, deux faces. Je ne veux pas trop en dire pour vous laisser tout le plaisir de la découverte, mais humainement, le rapport à l’autre est le grand thème du roman. Relation mère-fille, relation mère-fils (Martin et sa mère), relation de couple, Barbara Abel n’épargne aucun angle, et utilise chaque épineux rapport à l’autre pour tisser sa toile, une toile qui déploie la complexité des relations humaines, la source d’un devenir intime et leurs effets à long terme. 

« Les fêlures » est un roman bien plus complexe qu’il n’y paraît, qui demande de prendre son temps pour le creuser, qui suscite de nombreuses réflexions. Il est fouillé, riche et intellectuellement nourrissant. Barbara Abel réussit ici un vrai tour de force dans un roman très noir destiné à « broyer les rêves ».

ET LES VIVANTS AUTOUR, Barbara Abel – Belfond, sortie le 5 mars 2020.

12 réflexions sur “LES FÊLURES, Barbara Abel – Plon, sortie le 31 mars 2022.

  1. laplumedelulu dit :

    The chronique Aude 🙏 merci à toi. J’aime

  2. Aude Bouquine dit :

    Il faut le lire, vraiment ! Quel boulot elle a fait là !

  3. laplumedelulu dit :

    Je descends trois fois par jour à la boîte aux lettres, mais c’est le désert de Gobi. On a dû m’oublier dans les services presse. Mais je l’aurai je l’aurai. 😉😘

  4. Aude Bouquine dit :

    Tu n’es pas la seule… il y a eu un couac 🤦‍♀️

  5. Il est en chemin vers ma pal !

  6. laplumedelulu dit :

    Vais croiser les doigts très fort. 🤞🤞🤞

  7. Yvan dit :

    Un bijou de sensibilité et d’émotions. Je peux le confirmer maintenant, ta chronique est parfaite pour ce qui est pour moi son meilleur livre

  8. Aude Bouquine dit :

    Je suis ravie que tu partages mon avis sur cet incroyable travail d’écrivain. Elle a accompli là une merveille de précision. J’ai refermé le livre admirative. Franchement chapeau !

  9. Yvan dit :

    Oui chapeau bas ! Elle a eu bien raison de prendre son temps et de le retravailler jusqu’à ce résultat

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