Aude Bouquine

Blog littéraire

Un matin de décembre sur la départementale D41 reliant Castelbajac et Burg, une jeune fille se précipite sous les roues d’une voiture. Deux hommes tentent de lui venir en aide. Sa peau est noire. Elle est enceinte. Elle prononce deux phrases avant de mourir « Escape from the car. Save the others. » L’affaire est confiée aux gendarmes Louise Caumont et Violaine Menou. Ce qu’elles découvrent les emmène loin dans l’horreur, jusqu’au Nigéria, dans des « fermes à bébés », où le prix d’une « matrice » se négocie à prix d’or pour des parents désespérés en mal d’enfants.

« Matrices » est le cinquième roman de Céline Denjean et comme le bon vin, elle prend du corps avec les années. Et pourtant, les qualités d’écriture étaient déjà présentes dans « La fille de Khali ». Elles ne font que grandir, se déployer et se bonifier avec le temps. Céline a une façon bien à elle d’amener ses intrigues : par les personnages. Elle y apporte un soin particulier, leur donne une profondeur singulière, un passé bien explicité, un présent crédible. Ce sont des êtres de chair et de sang tributaires de leur vécu. La « Denjean touch » c’est réellement de faire entrer le lecteur dans leurs têtes, de lui faire sentir les douleurs, les blessures, les lésions internes, celles que personne ne peut détecter à l’œil nu. C’est exceptionnel de soigner ainsi la psychologie des personnages, de les rendre vivants, de les amener au plus près de nos microscopes émotionnels. S’agissant de Louise, pour ne citer qu’elle, elle est marquée au fer rouge par un passé qui rejaillit forcément sur son présent, tambourine à la porte de son cœur et de son esprit pour y laisser un tatouage indélébile. Père tyrannique « nous avons essuyé chaque jour tes brimades tes sarcasmes, tes humiliations, tes récriminations, tes moqueries, ainsi que tes épouvantables colères qui nous terrorisaient. », traumatisme personnel jamais guéri, mais profondément enfoui, Louise se lance dans cette enquête comme si sa vie en dépendait, comme si, à travers cette inconnue, elle réglait des comptes avec elle-même, cicatrisait ses plaies, pansait ses propres blessures. Comme si c’était elle qu’on avait retrouvée à moitié morte sur la D41. Rien qu’avec ce personnage, Céline Denjean a ferré son lecteur. Mais elle ne s’arrête pas là. Tous ses autres personnages bénéficient de cette profondeur d’âme, et tous une bonne raison d’être qui ils sont. 

« Matrices » est construit comme un puzzle, mais part d’une idée piochée dans la réalité : la gestation pour autrui. À la question « Qu’est-on réellement prêt à faire pour devenir parents lorsqu’on ne peut pas concevoir d’enfants de manière physiologique ? » Céline Denjean répond de différentes manières. Elle ouvre des portes, toujours grâce à ses personnages, véritables outils pour poser son intrigue. À travers eux, elle envisage tous les possibles, du simple désir d’enfant insatisfait à l’exploitation humaine. Elle étrille les chasseurs de ventres, exploiteurs de misère humaine, mais aussi une certaine forme de France traditionaliste où tout ce qui n’est pas de « son sang » n’a pas valeur d’existence. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir chez elle, la palette des gris est très bien nuancée. Le roman offre une belle alternance des voix qui engendre un rythme parfaitement dosé. Ce que j’aime beaucoup c’est qu’elle prend la peine de donner un titre composé d’un unique mot clé à chaque chapitre, cela créé une vraie interaction avec le lecteur qui cherche toujours à deviner qui va parler et de quoi. Ceux estampillés « Au même moment, au Nigéria » ne laissent aucun doute sur l’horreur qui va suivre, mais, et j’insiste bien, il n’y a pas de matraquage des violences, pas de sadisme pour le sadisme, pas de violence gratuite. Dans les récits de Céline Denjean elle laisse toujours l’imagination du lecteur faire son chemin. 

Je vais sans doute me répéter par rapport à mes précédentes chroniques, mais je juge nécessaire de le faire parce qu’il faut rendre à César… J’aime l’écriture de Céline Denjean pour sa justesse, l’exactitude des procédures d’enquête, la recherche stylistique acharnée jusque dans les descriptions de la nature ou des lieux, le « claquant » des dialogues (et Louise a une sacrée verve !), la précision des recherches pour coller au plus près de la réalité (oui, la Supreme Eiye Confraternity existe !) et le prétexte du polar pour aborder une thématique de société en développant tous les aspects éthiques et moraux. Une enquête pour une enquête, ça fait longtemps que cela ne me convient plus. Je veux plus, je demande plus et Céline me donne ce plus, notamment par ses personnages aux nombreuses failles, terriblement humain (et cela reste vrai même pour les personnages secondaires). Ce nouveau duo d’enquêtrices composé de Louise lourdement marquée par un évènement traumatique de son passé et de Violaine plus sereine, plus maternelle fonctionne redoutablement bien. Lorsqu’une quête personnelle rejoint une enquête professionnelle, que les éléments sont si richement imbriqués, cela apporte une vraie crédibilité au récit et une empathie authentique génératrice de belles émotions. 

« Matrices » porte bien son titre, au fil des pages quelque chose de sombre, de glauque, mais d’une terrifiante réalité se développe autant dans le roman que dans les possibilités créatrices futures de l’auteur. Essayer Céline c’est l’adopter !

LE CERCLE DES MENSONGES, Céline Denjean – Black Lab, sortie le 3 mars 2021

DOUBLE AMNESIE, Céline Denjean – Black Lab, sortie le 24 Avril 2019.

LE CHEPTEL, Céline Le Denjean – Marabout Thriller

2 réflexions sur “MATRICES, Céline Denjean – Black Lab, sortie le 2 mars 2022.

  1. Yvan dit :

    Faudra que je me laisse tenter un jour.

  2. J’ai hâte de m’y plonger !

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