Éric-Emmanuel Schmitt se lance dans un projet pharaonique : une octalogie (potentiellement une ennéalogie) appelée « Paradis perdus ». Le premier tome « La traversée des temps » plante le décor : un voyage foisonnant et passionnant au cœur de l’histoire de l’humanité. Huit mille ans à raconter en focalisant sur des périodes clés, riches en connaissances (Histoire, mode de vie, évolution des sciences et des savoirs, connaissances encyclopédiques, effervescence dans les arts). « La traversée des temps » narre les histoires humaines à travers le personnage de Noam, héros de ce roman et s’ouvre, étonnamment sur notre époque, à Beyrouth, au Liban. « Huit milliards de personnes habitent désormais la Terre ! Huit milliards de personnes pompent de l’essence, du gaz, conduisent des voitures, empruntent des trains, circulent en avion, consomment de l’électricité. Huit milliards de personnes jettent des sacs plastiques qui crottent les paysages et souillent les océans. Huit milliards de personnes agrandissent l’espace urbain en réduisant l’espace végétal. Huit milliards de personnes demandent à se nourrir alors que la terre exsangue s’épuise. (…) Huit milliards de personnes ne pensent qu’à leurs profits, qu’à leurs plaisirs. Huit milliards de personnes ne veulent rien changer pendant que tout change. Le consumérisme, le culte du gain, la conquête frénétique de nouveaux marchés, le libre-échangisme ont causé un bouillonnement néfaste. » Noam, l’immortel, celui qui traverse les époques découvre avec stupéfaction et terreur notre monde… Un monde qui est aussi le sien… celui qui l’a vu naître il y a 8000 ans, dans un village lacustre à la fin du Néolithique, quand l’homme chasseur-cueilleur vivait en harmonie avec une nature généreuse et respectée.
Ce premier tome est consacré à la vie de Noam, fils de Pannoam chef du village. Éric-Emmanuel Schmitt y raconte la vie quotidienne, réfute les préjugés, creuse le lien entre la nature humaine et la nature en ces temps-là, l’humilité du rapport au monde. « La traversée des temps » est avant tout un roman romanesque qui explore une ère, tout en gardant toujours le lien vers notre époque. Vous en apprendrez bien plus sur le Néolithique que vous ne l’auriez envisagé, et cela sans aucune seconde d’ennui. La vie du village, les contraintes d’un chef, les obligations de mariage, le rapport père-fils, l’importance de la sexualité, l’attirance sensuelle, les difficultés courantes, le mode de vie, la guérison grâce aux plantes, le moment où « tuer le père » devient nécessaire, les décisions d’adulte, les croyances envers les Dieux. Tout un monde défile sous nos yeux, un monde pas si différent du nôtre, et en même temps, totalement transformé. Au fil de ce récit dont le cœur est la cohabitation intuitive entre nature humaine et nature, il est aussi question du sens de l’existence. Des questions existentielles et philosophiques, intelligibles, logiques surgissent et font écho à nos propres vies et à la façon dont nous les menons, à la manière dont nous traitons la Terre nourricière. L’homme est à l’origine de la suppression des conditions de sa propre survie, et comme Noam jusqu’à la première catastrophe naturelle du déluge, il prend conscience du temps qui passe. « La nature appartenait désormais à l’homme, qui non seulement colonisait les territoires, mais accaparait les espèces, végétales ou animales, en fonction de ses besoins. (…) Vivants au milieu du vivant, nous restions des invités de passage. Cette égalité se brisait. L’homme se croyait maintenant au-dessus de la Nature qu’il transformait. Il y avait dorénavant deux mondes : le naturel, l’humain. Et le deuxième envahissait le premier sans vergogne. »
Noam ne vieillit pas. Il se rendra compte de son immortalité quand chaque être aimé viendra à disparaître. Il acquiert la sagesse de celui qui a beaucoup vécu, analyse l’histoire des hommes et de leurs découvertes par des « notes en bas de page » qui expliquent comment l’humanité passe d’une pratique à une autre. Toujours dans ces notes, de grands personnages font leur apparition, Mozart, Melville, Einstein et d’autres. Il s’octroie même le luxe de rétablir la vérité du déluge tel que conté dans la Bible. Ces notes en bas de page sont des incursions vibrantes de Noam dans son futur. Le lecteur sait alors qu’il lui reste beaucoup à raconter… Lors d’une interview, Éric-Emmanuel Schmitt pose la question de l’immortalité : cadeau ou fardeau ? Pendant que Noam cherche le secret de la vie pour les autres, il travaille à découvrir le secret de la mort pour lui. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’auteur. Je trouve cette formulation extrêmement juste. Dans les tomes à venir, il développera la psyché de cet homme qui ne peut pas mourir.
« La traversée des temps » est un roman d’immersion. Haletant. Intelligent. Excitant. Les personnages qui le peuplent, charismatiques. Les questions posées, sagaces. Éric-Emmanuel Schmitt est un conteur né dont la voix résonne longtemps si vous écoutez son texte en audio. Il émane de ce premier tome une conscience du temps qui passe à travers Noam, mais aussi l’ambition de raconter l’humanité d’aujourd’hui, comment la science et le progrès ont remplacé les croyances et prévisions des Dieux. Histoires humaines, histoire de l’humanité, chaque époque semble avoir sa crainte de fin du monde… peut-être parce qu’intrinsèquement, l’homme sait qu’il est allé trop loin. « Les hommes rapportent tout à eux. Les évènements n’arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : ils ne leur arrivent pas, ils leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu’ils la subissent, s’avère un message à leur intention. » J’ai follement aimé écouter et lire ce premier tome, me plonger dans ce texte si bien écrit, comportant tant de résonances avec mes propres questionnements, m’attacher à cet homme Noam dont le prénom si doux fait penser à une caresse. Ce roman est un bijou, une merveille, une perfection.
Pour moi c’est mon plus gros coup de cœur. Une écriture fine, érudite . Une fresque, une traversée qui m’a marquée. Je lis le 2nd tome actuellement.
Joli ressenti Aufe
Je vais commencer le tome 2 aujourd’hui. Le précédent est un énorme coup de cœur pour moi aussi. Une merveille de la première à la dernière ligne ❤️
Je dois bien avouer que je ne serais pas du tout intéressé à ce (ces) livre(s) sans ton avis enthousiaste. Ce que je découvre semble effectivement être d’une incroyable richesse, me faisant complètement changer d’avis sur le fait de lire cette folle aventure humaine !
Génial ! J’aime bien quand j’arrive à te convaincre 😉