Aude Bouquine

Blog littéraire

Le troisième roman d’Antoine Renand « S’adapter ou mourir » met la lumière sur la violence de notre société. Violence affichée ou cachée, elle est présente à chaque instant, sous différentes formes, en différents lieux. « S’adapter » à cette nouvelle société 2.0 et à l’émergence d’un nouveau métier : modérateurs de contenu appelés plus généralement « les éboueurs du web ». Leur mission est d’effacer tout contenu haineux, illicite ou même criminel des réseaux sociaux. Chez Lifebook, « L’une des facettes les plus importantes de votre métier de modérateur sera de cerner l’INTENTION de l’utilisateur ! Que se cache-t-il derrière son message ? Quel est le contexte ? Est-ce du premier degré ou bien est-ce ironique ? Déterminer cela, juger de cela est ce que nous attendons de vous. » Arthur, nouvelle recrue en pleine séparation, professionnellement au plus bas va devoir s’adapter, accepter de voir défiler devant ses yeux, les immondices postées sur les réseaux à longueur de journée. « Mourir » et survivre face à un pervers qui a profité de l’innocence d’une gamine lui ayant accordé toute sa confiance lors de confidences faites sur MSN. Ambre 17 ans, ne s’entend plus avec sa mère. Elle décide de fuir avec son petit ami Adrien. Une halte est prévue dans la Drôme pour enfin rencontrer son confident Baptiste, in real life. Cette escale ne va pas se passer comme prévu et va plonger Ambre dans un cauchemar qu’elle n’aurait pas pu imaginer. Deux êtres en souffrance, que tout oppose. Deux lieux, deux histoires personnelles comportant chacune leur part de nuit.

Comme pour ses deux précédents romans, c’est un vrai plaisir de se plonger dans un roman d’Antoine Renand. Les chapitres s’enchaînent bien grâce à une alternance millimétrée, deux thématiques principales au cœur de nos préoccupations quotidiennes. D’une part, ce questionnement : comment prémunir nos adolescents en pleine rébellion (c’est presque un pléonasme) de sympathiser, puis se confier à des inconnus rencontrés sur internet. « Dans ces échanges virtuels prolongés se mêlent les sensations paradoxales d’une distance géographique qui sécurise et d’une très grande proximité dans la discussion. On est chez soi, protégé, sans le poids d’un regard posé sur soi. De plus, on idéalise l’autre. Et l’on en vient très vite à raconter des choses que l’on n’aurait pas dites en tête à tête à un ami. » D’autre part, qui régit en sous-marin les publications que nous ne voyons pas défiler et comment est décidé le fait de garder ou d’effacer ?

Vous prendrez connaissance du cauchemar dans lequel est plongé Ambre, je vous laisse le découvrir. Je mettrais davantage l’accent sur cette « formation » donnée à Arthur, le narrateur, lorsqu’il débarque chez Lifebook. Comment faire la différence entre une opinion politique qui peut et doit pouvoir être exprimée et une opinion personnelle, un jugement de valeur qui doit être supprimé ? Avouons que la frontière est mince. Les exemples donnés dans le texte vous donneront quelques nœuds au cerveau penchant souvent vers « le réseau social a l’indignation sélective » émise par l’un des protagonistes. « Mais la question à vous poser est justement : s’agit-il d’une opinion politique ? Si oui, l’utilisateur a tout à fait le droit de la formuler, que vous la partagiez ou non. » Antoine Renand explore ici les arcanes d’un sujet passionnant dont les frontières sont souvent invisibles à l’œil nu. (Peut-être parce qu’elles n’existent pas vraiment ?) On entendra souvent le fameux « vous raisonnez mal » comme s’il y avait une « bonne » ou une « mauvaise » façon de raisonner face à des images choquantes, qu’elles se cachent ou non derrière une pseudo-liberté de penser. Tous les domaines sont dans le collimateur du modérateur : politique, arts, culture sous toutes ses formes. « La nudité est interdite », qu’elle soit issue d’un tableau, d’une photo personnelle ou d’une vidéo mise en ligne par un pédophile : un seul traitement, on supprime. Mais on lira aussi, effaré que « Si la pornographie est interdite sur le réseau social, la simulation d’actes sexuels sans nudité est généralement autorisée. » Il y a de quoi s’interroger sur les consignes données à ces éboueurs auxquels il est demandé de laisser leur libre arbitre et leurs indignations au vestiaire. Intéressant aussi la façon dont l’auteur décortique l’influence de ces images sur l’évolution de son narrateur. « Mon seuil de tolérance avait augmenté mais je n’étais pas moins sensible… J’étais au contraire, à bien des moments et plus que je ne l’avais jamais été dans ma vie, hyper-sensible. », l’opinion générale d’autres collaborateurs « Ce qu’on fait ici ne sert à rien, ça ne change rien à ce monde dégueulasse. », les réactions des formateurs, sortes de Kapo sans émotion et sans réflexion qui se contentent d’appliquer les règles « Vous aimez pas ce boulot ? Vous aviez qu’à mieux travailler à l’école, bande de ratés ! ». Plus intéressant encore, ceux qui ont encore un peu d’esprit critique, finissent pas se demander ce qui se passe dans les coulisses lorsqu’un contenu n’est pas seulement effacé mais signalé. Ce qu’ils découvrent va amener une succession de réactions en chaîne que l’auteur a le plaisir de vous offrir. (c’est cadeau!)

J’ai pris énormément de plaisir à lire la première moitié du roman (je vous passe le récapitulatif des échanges familiaux au dîner) parce qu’Antoine Renand a su me captiver avec des personnages forts, des thématiques stimulantes qui ouvrent les débats. «J’efface. Et tout va bien dans le meilleur des mondes.» Sauf que… évidemment, rien ne va. Effacer ne veut pas dire totalement disparaître, surtout lorsque le modérateur a vu les vidéos et qu’elles sont collées sur sa rétine. Je me suis demandé comment il allait s’y prendre pour terminer son roman. J’ai compris la direction prise et dans quel but elle a été prise. Certaines scènes de cette seconde partie sont jubilatoires et auraient pu déborder dans le glauque sanglant. Sauf que… Antoine Renand a une façon bien particulière d’aborder les descriptions violentes et je lui en sais gré de ne pas en rajouter des couches et des couches jusque’à l’écœurement. J’avoue avoir été un peu frustrée dans cette seconde partie. J’ai imaginé un peu naïvement peut-être qu’il allait s’en prendre plus directement à ceux qui gèrent ces réseaux. Or, il a choisi un autre angle d’attaque et c’est son droit le plus strict. Après réflexion, il me semble que son intention était plutôt de mettre l’accent sur cette violence omniprésente et immonde et de démontrer que chacun peut entreprendre quelque chose, à son niveau, pour en venir à bout. La violence des contenus engendre la violence des hommes, comme une conséquence logique et perpétuelle, qu’elle soit politiquement correcte ou pas. 

« S’adapter ou mourir » est un polar d’excellente facture, véritable page-turner dont on ne se lasse pas un seul instant. Le lecteur attend avec grande impatience le moment où les deux histoires s’entremêlent et la façon dont cet événement est raconté donne la chair de poule. J’ai aimé la façon dont l’écrivain a lentement posé ses jalons pour rassembler les deux et le choix narratif qu’il a adopté pour le faire. L’attachement aux deux protagonistes principaux est immédiat, l’émotion face à ce qu’ils vivent instantanée, et l’empathie réelle. Énorme plaisir de lecture vous l’aurez compris. Je ne peux que vous le recommander chaudement.

FERMER LES YEUX, Antoine Renand – Robert Laffont, sortie le 12 mars 2020.

L’EMPATHIE, Antoine Renand – La Bête Noire Robert Laffont, sortie le 17 janvier 2019

16 réflexions sur “S’ADAPTER OU MOURIR, Antoine Renand – Robert Laffont, sortie le 7 octobre 2021.

  1. J’ai toujours son précédent dans ma PAL, je vais être raisonnable mais ça ne m’empêche pas de le noter dans ma wish-list 😊

  2. Yvan dit :

    A lire donc, voilà un sujet qui m’intéresse beaucoup

  3. J’ai très envie de le lire celui là !!

  4. Astriate dit :

    Il faut que je me procure ce livre.

  5. Aude Bouquine dit :

    Oui 😉

  6. laplumedelulu dit :

    Je suis un peu en retenue sur la seconde partie, Aude. Antoine m’a filé le cafard pour la journée entière. Je ne voulais pas que ça finisse. J’ai l’impression d’avoir perdu mes potes. 😔
    Je ne sais pas où « la Bête » déniche ses auteurs, mais là, Antoine m’a encore une fois subjuguée.
    Quelle belle chronique au cordeau. Merci à toi 🙏😘

  7. laplumedelulu dit :

    C’est ta came ça, Yvan. Fonce. 😉

  8. Yvan dit :

    C’est fait depuis 😉. Chronique lundi

  9. laplumedelulu dit :

    J’ai hâte de la lire 😍. Je viens de le finir. Me sens toute triste.

  10. Yvan dit :

    J’ai trouvé cette fin exceptionnelle

  11. laplumedelulu dit :

    Tout à fait.
    Je vais lire quoi moi, après cette pépite ?

  12. Aude Bouquine dit :

    As-tu lu le dernier Johana Gustwasson ? Autre ambiance mais vraiment très bon

  13. Aude Bouquine dit :

    Je sais que tu aimes les fins love me tender 😉

  14. Aude Bouquine dit :

    Oh yes 👍

  15. laplumedelulu dit :

    Non pas encore. Il faut que je me le procure.

  16. Yvan dit :

    Ahahah ! J’aime les fins qui sortent du lot !!

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