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TOUT LE BONHEUR DU MONDE, Claire Lombardo – Éditions Rivages, sortie le 7 avril 2021.

Roman-fleuve, mais aussi saga familiale « Tout le bonheur du monde » raconte l’histoire de la famille Sorenson : un couple Marilyn et David et leurs quatre filles Wendy, Violet, Liza et Grace. Dans une narration qui oscille entre présent et passé, Claire Lombardo explore, grâce à une plume affûtée et un incroyable esprit d’analyse les fondations du couple, les jeunes années des filles et leurs impasses d’adultes. (l’auteur n’a que 30 ans !) Le roman s’ouvre sur un prologue qui plonge directement le lecteur dans le monde des Sorenson, à l’occasion du mariage de leur aînée Wendy, mariage qui a lieu dans la maison familiale. C’est ainsi que nous faisons la connaissance de Marilyn partie se réfugier sous le ginkgo, là où tout a commencé avec David… Elle contemple la fête de loin, s’interroge sur les années passées si vite, admire ses filles dont les plus jeunes, Liza et Grace n’ont que respectivement 16 et 7 ans. Marilyn Sorenson fait le point sur sa vie de femme et sa vie de mère. « Comment était-il possible de concevoir des êtres humains, de les créer à partir de rien, puis soudain de ne plus les reconnaître ? » Par petites touches, le lecteur découvre également les filles, si différentes les unes des autres, dans des portraits courts qui seront étoffés bien plus tard dans le récit. La fratrie se décompose en deux binômes, Wendy et Violet qui n’ont que quelques mois d’écart et dont les relations sont très tendues parce qu’elles partagent un terrible secret, puis Liza et Grace. Le roman couvre plus de 40 ans de vie, sans linéarité, mais en précisant toujours à quelle époque on se trouve. 

Cette famille, c’est d’abord l’histoire d’un couple. Marilyn et David forment un duo parfait, un astre dont les rayons irradient sur toute la maisonnée. Ils sont solaires, terriblement amoureux, fusionnels et passionnés. «Ça peut paraître étrange, continua sa mère, mais je pense que le meilleur moyen de faire fonctionner un mariage, c’est de privilégier la bienveillance, même quand on n’en a pas envie. », et bienveillants ils le sont, malgré les vicissitudes de la vie qui ne fait pas toujours de cadeaux. Ici, il n’est pas question de couple dysfonctionnel comme dans la majorité des romans que j’ai pu lire. Claire Lombardo dresse le portrait d’un couple qui va bien, qui s’aime éperdument et semble flotter sur les épreuves de la vie sans jamais réellement boire la tasse. Leur couple est évidemment chahuté par les affres de l’existence, mais la réconciliation a toujours lieu, jamais ils ne se couchent fâchés, et en toute circonstance, ils se retrouvent toujours, d’une manière ou d’une autre, derrière les portes closes de leur chambre à coucher. «Marilyn avait ravi le cœur de David et elle continuait à en prendre soin, emplissant toutes ses petites brèches de son attention, de son affection et de sa bienveillance. Depuis quarante ans.», et réciproquement. 

Ce bonheur, si parfait, si idyllique fait planer une ombre sur la vie des filles. Le duo modèle qu’ils représentent est un défi, voire un affront pour leurs quatre enfants qui n’espèrent même pas posséder un jour le quart de leur bonheur. «Le problème, c’est que ça met la barre trop haut une fois qu’il s’agit de devenir adulte. On rêve toutes d’avoir ta vie, maman. Et on sait qu’on n’y arrivera jamais.» C’est bien connu, les parents ne font jamais les choses correctement. Ils sont destructeurs ou au contraire trop heureux. Dans les deux cas, les enfants finissent sur le canapé des psys ! Néanmoins, si vous êtes parents, vous risquez fort de jalouser cette forte connexion, cette quasi-fusion, cette fabuleuse cohésion.

Quarante ans de vie de femme, de maternité, de « marathon d’instabilité et de soins capillaires. », d’interrogations sur ce qu’on lègue véritablement à ses enfants « Elle retrouvait en chacune de ses filles une part d’elle-même que, le plus souvent, elle n’aimait pas. », de vide quand les enfants quittent le nid, d’angoisses quand elles y reviennent magnifiquement racontés par l’auteur.

Sur ces fondations, les filles grandissent et ce sont aussi leurs vies que l’on suit avec enthousiasme. Jamais de temps mort, jamais de vide, jamais de creux. Si certaines situations sont parfois moroses, elles sont largement contrebalancées par des rires francs. Ces quatre sœurs sont uniques, très différentes, mais uniques. Wendy est «impulsive et compulsive, turbulente et effrontée» et n’a pas sa langue dans sa poche. «Mon Dieu, maman, tu es la seule personne que je connaisse qui dise tout d’un coup au lieu de tout à coup. Tu avais pourtant commencé des études littéraires, non? Avant que je vienne détruire ta vie?»

Violet est la rigidité incarnée, très soucieuse des apparences, de son statut social, de ces deux beaux enfants dont pas un cheveu ne dépasse. Elle est la plus proche de Wendy parce qu’elle partage avec elle un moment clé de sa vie. Ce duo-là est comme chien et chat, elles se volent dans les plumes, s’aiment et se détestent avec la force d’un ouragan, se font des coups bas sans arrêt, mais elles sont tellement attachantes qu’on ne peut qu’être attendri.

Liza a la position de « l’enfant du milieu » dans cette fratrie, autant dire la moins enviable. Elle cherche sa place. Elle vit avec un dépressif chronique qu’elle ne peut quitter tellement elle a peur de l’abandon. Conciliante, elle navigue avec le vent.

Grace est la petite dernière, celle de « l’épilogue » de la maternité. Elle est élevée comme une enfant unique puisqu’elle est la dernière à quitter le nid et restera longtemps seule chez ses parents. «La plupart des gens ont un père et une mère. Gracie a un père et quatre mères.»

« Tout le bonheur du monde » est un roman sur la vie, parfois calme, parfois sous avis de tempête. Claire Lombardo entrelace présent et passé sans jamais lasser. Les émotions sont présentes à chaque page, tendresse, compassion, empathie, colère et indignation. On rit beaucoup dans ce récit tant les dialogues sont savoureux. L’histoire de cette famille est totalement immersive, captivante et je défie quiconque de ne pas aller au bout une fois le livre commencé. L’auteur fait preuve d’une grande finesse psychologique (elle aussi issue d’une famille nombreuse). Ses portraits sont réussis, ses personnages attachants et le couple des parents est de toute beauté. Leurs souvenirs durant 40 ans deviennent un peu les nôtres, et leurs interrogations en tant que parents résonnent dans nos esprits. Tel un puzzle, l’histoire de cette famille se construit sous nos yeux, entre joies et peines, réussites et échecs sous l’œil bienveillant de ces parents fusionnels. 

« Tout le bonheur du monde» c’est du bonheur en barre et une délectation de lecture. 

Rendez-vous sous le ginkgo centenaire, témoin privilégié de cette belle aventure… 

Je remercie les éditions Rivages de leur confiance. 

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