Aude Bouquine

Blog littéraire

« L’oiseau bleu d’Erzeroum » restera un phare dans la littérature contemporaine pour avoir abordé avec courage et lucidité le massacre des Arméniens par les Turcs, période historique dont on sait finalement peu de choses. Ian Manook aborde deux points qui me paraissent fondamentaux. D’abord le génocide, extermination systématique d’un groupe ethnique, puis la diaspora, dispersion d’un peuple à travers le monde. Le génocide est vécu à travers les yeux de deux sœurs, Araxie dix ans, et Haïganouch six ans, témoins des massacres, des tortures et des actes de barbarie. Elles seront déportées, mais croiseront la route de Chakée qui les protégera tant que cela sera possible. La diaspora est développée grâce à ces deux fillettes, mais d’autres personnages clés les rejoindront dans ce cheminement vers la liberté, ou au moins vers de futures terres d’accueil. Ce premier tome d’une trilogie à venir (croisons les doigts) narre l’histoire romancée des grands-parents de l’écrivain, notamment celle transmise par sa grand-mère. C’est donc tout naturellement que le récit commence avec Araxie, en 1915, en Arménie Turque.

Ce qui est décrit dans les cent premières pages dépasse l’entendement. La barbarie des actes, la sauvagerie des gestes poussée à l’extrême, l’acharnement des démarches, le sadisme multiple et récurrent, l’inhumanité à son paroxysme. Les descriptions sont précises, les mots claquent et s’effondrent sous les corps, l’écriture bruisse de sang et de larmes, de désespérance et de peur. Les infamies défilent sous nos yeux, au rythme des respirations reprises et des haut-le-cœur. « C’est une vision terrible que ce peuple hier encore si fertile et productif, et ce matin au bord d’un exil si misérable. » Et pourtant, au milieu des mots et des corps qui gisent, une poésie presque surréaliste jaillit par endroits. « C’est un trou de verdure au creux des collines bleues, brodé de mûriers et d’aubépines. Au fond chante un ruisseau. Il court dans l’herbe verte qui bruit sur ses berges du silence léger des fleurs de pavot sauvage. Leurs corolles rouges sont des papillons écarlates. » Cette poésie si nécessaire à la vie, parfois irréelle au milieu de champs de ruines sera présente dans tout le roman. « - Mais c’est quoi la poésie ? — C’est une façon d’écrire les choses, explique Chakée. Faire des phrases de la même longueur et les terminer par les mêmes sons. En faire comme une musique, pour évoquer les émotions. »

« L’oiseau bleu d’Erzeroum » est une saga familiale, sociale, politique, et historique. Ian Manook raconte l’Histoire autour de personnages phares. Si tout commence avec ces deux sœurs, d’autres protagonistes, eux aussi victimes de l’épuration, de traversées de « zones d’abattage », de l’extermination en masse des chrétiens, construisent le roman avec elles. Tous sont attachants. Tous illuminent le récit à leur manière. Chaque page regorge de sons, d’odeurs, de la fabrication de plats familiaux, de chants, de traditions. La culture arménienne s’étend sur le monde entier. À défaut de terre, elle rayonne par son histoire, transmise, perpétuée, respectée. Si le régime turc a voulu « turquiser les enfants », il n’a réussi qu’à faire grandir ce sentiment d’appartenance à un groupe, qui loin de disparaître s’agrandit et croît sur toutes les régions du globe par sa progression nomade. De 1915 à 1939, à travers l’histoire du peuple arménien, le romancier fait défiler l’Histoire du monde. 

D’abord, il pointe du doigt l’absence d’intervention des pays étrangers, notamment les États-Unis, dans le conflit : «Le président maintient pour l’instant sa politique de neutralité dans ce qui n’est pour lui qu’un conflit européen. Sa ligne est simple : pour que les Européens ne se mêlent pas de nos affaires, nous ne nous mêlons pas des leurs.» Et d’ajouter pour enfoncer le clou : «(…) n’oublie pas que le reste du monde a été le complice silencieux de notre martyre.» Puis, il retrace des dates clés ou années charnières de l’Histoire. Par exemple, on plonge en 1936, le passage aux 40 heures de travail, les premiers congés payés, le droit à la grève, la montée en puissance d’Hitler, de nouveaux génocides en Russie… La petite histoire raconte la grande et les destins de chacun s’imbriquent irrémédiablement en fonction de leur lieu d’habitation. 

« L’oiseau bleu d’Erzeroum » accorde une large part à la folie des hommes, qu’elle arrive par la politique ou par la religion. «Quand l’horreur est l’État, il n’y a pas de limite au pire.», ou encore «(…) laisse Dieu tranquille, tu ne vois pas qu’il est trop occupé à organiser le malheur du monde?» Le roman suscite de grandes interrogations si l’on prend le temps de s’interroger un peu sur notre monde et les horreurs cycliques qui s’y déroulent. «La morale c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale.»

 Et pourtant, l’écrivain ne peut s’empêcher de faire voltiger ce petit oiseau bleu gravé entre le pouce et l’index, figure emblématique de la couverture du livre, signe de reconnaissance, symbole d’appartenance, mais aussi d’espoir. L’apparition de cet oiseau bleu peut être le signe d’un bonheur inattendu, heureux et inespéré, parfois même «(…) dans le vacarme guerrier du monde qui s’annonce» et après avoir déjà vécu le pire. 

L’homme est ainsi fait : il renaît toujours de ses cendres grâce à l’espoir. 

Ce roman m’a profondément émue, plus que je ne saurais l’exprimer. Si le but du romancier était de faire « ressentir » une culture tout en racontant l’histoire d’un peuple, mission accomplie. J’ai senti les odeurs, goûté les plats, admiré les paysages, mais aussi souffert dans ma chair, escaladé des collines de cadavres, ressenti les blessures de la honte et de la sauvagerie la plus abjecte. Que de compassion et d’empathie pour ceux qui ont vécu de telles horreurs… Comment ne pas éprouver toutes les émotions des personnages ? Si son but était de faire ouvrir les yeux sur un génocide dont on parle peu, mission accomplie. «La haine est un gaz lourd. Il traîne sur la plaine longtemps après la fin des combats.» Si son but était de démontrer qu’au milieu d’un champ de ruines, les âmes peuvent renaître, les blessures guérir, la vie repartir, la poésie cajoler les âmes fatiguées et les corps meurtris, mission accomplie. «Parce que la poésie, comme tout art, nous survivra camarade.»

Alors, à l’heure du dernier clin d’œil, cher Patrick, et pour reprendre la phrase récurrente d’Agop : « s’il n’y a pas de tome 2, je (te) tue. » Je referme ce roman, plus riche de l’Autre, avec cette phrase recopiée sur mon carnet de notes, puisque je la trouve si vraie et si juste : «Puis l’idée fracassante lui vient que chacun de leurs bourreaux a été, un jour, cet enfant innocent promis à l’amour et à la paix.» Merci d’avoir partagé ces moments de l’histoire de tes grands-parents avec nous. «Où que tu sois, prends soin de toi. Je demande à la lune»… une suite, puisque les merveilles littéraires essentielles le méritent.

Je remercie les éditions Albin Michel de leur confiance.

11 réflexions sur “L’OISEAU BLEU D’ERZEROUM, Ian Manook – Albin Michel, sortie le 7 avril 2021.

  1. laplumedelulu dit :

    J’ai la chair de poule, Aude. Et des frissons à la lecture de cette chronique dithyrambique. Merci à toi et pour l’Arménie. 🙏❤️

  2. Magnifique chronique! Une envie maintenant…lire L’oiseau bleu d’Erzeroum!

  3. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup. Oui il faut le lire ❤️

  4. Aude Bouquine dit :

    Merci à Ian Manook surtout ❤️

  5. laplumedelulu dit :

    Oui aussi. 🙏

  6. Yvan dit :

    Impossible de rester insensible à cette lecture (en cours pour moi) et à ta chronique, sauf à être inhumain. Mais visiblement cette inhumanité est bien plus fréquente qu’on ne le croit, jusqu’aux pires horreurs inimaginables. Tes mots touchent, en tout cas

  7. Aude Bouquine dit :

    Merci Yvan, pour moi ce livre est un cri du cœur et un énorme coup de cœur ♥️

  8. Yvan dit :

    Cri du cœur, aucun doute oui

  9. Magnifique chronique de ta part Aude. Je le lirais c’est une certitude 😊

  10. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup ☺️. Quel bouquin !!!

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