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LA CHASSE, Bernard Minier – XO éditions, sortie le 1 avril 2021.

Vous cherchez un roman qui « évolue en permanence à la frontière entre réalité et fiction » ? Un récit qui progresse sur une semaine en mettant la lumière sur notre société actuelle, tout en offrant une intrigue prenante, bien construite, avec des personnages emblématiques et attachants ? Je ne peux que vous encourager à découvrir « La chasse » de Bernard Minier, dernier opus en date des aventures de Martin Servaz, son héros récurrent. Une chasse à l’homme au milieu de la forêt. «La forêt recouvrait les collines, la nuit recouvrait la forêt, la peur recouvrait ses pensées. Sa peur avait un son — celui de sa propre respiration terrorisée et de son cœur qui battait —, elle avait une odeur — celle de sa transpiration et de cette chose puante sur la tête —, elle avait une couleur : noir, noir de la forêt, noir de l’âme de ces hommes, noir de sa propre peau.» Vous y êtes ? La semaine n’a même pas encore commencé…

Lundi 26 octobre, un corps nu coiffé d’une tête de cerf est retrouvé dans la forêt. Commence alors une semaine chargée pour Servaz et son équipe. Sauf que le monde ne s’arrête pas de tourner pour autant, que les atrocités humaines inhumaines croissent. 

Un thriller doit-il être un simple divertissement ? Peut-on demander à un auteur de se préoccuper uniquement de nous offrir un « ailleurs » où rien des problématiques de notre société ne seraient susceptibles de nous heurter du fond de notre canapé où nous sommes blottis à l’écart du monde ? Exit « Impact » d’Olivier Norek, « De mort lente » de Michaël Mention, « Et le mal viendra » de Jérôme Camut et Nathalie Hug, « Du poison dans la tête » de Jacques Saussey, ou même « M, le bord de l’abîme » du même Bernard Minier ? Je prends le parti d’évoquer cette problématique dans cette chronique parce que je lis des retours sur ce roman que je ne comprends pas. Je cite : « réflexions simplistes de bistrot parfois caricaturales, ton donneur de leçon, intrigue maigre, mais remplie de considérations sociales, personnages caricaturaux, situations invraisemblables, insistance sur le port du masque pour rappeler que nous sommes en période COVID, étalages de faits divers, paresse dans l’écriture, complaisance, manque de finesse, et surtout remarques répétées sur la société française. » Évidemment, je respecte le ressenti de chacun même si je reste étonnée de voir que ceux qui lisent Minier n’ont pas réellement conscience que l’écrivain évoque toujours des problématiques sociétales dans ses romans et que le thriller sert de prétexte pour mettre l’accent sur des sujets plus profonds. Peut-on réellement reprocher à un auteur de raconter l’actualité sans l’accuser de surfer sur son côté anxiogène ? Certes, nous sommes confinés, mais nous ne vivons pas dans une grotte ! La littérature a vocation de tout exprimer, du récit totalement imaginé aux réalités les plus sordides. Il appartient à chacun de lire ce qui lui plaît au moment où il le désire, mais aussi au moment où il peut l’encaisser. Quand je choisis de lire Minier, Norek, Collette et d’autres, je sais où je mets les pieds. 

Cela étant dit, j’ai aimé la façon dont Bernard Minier a mélangé réalité et fiction. L’intrigue fictionnelle est à mon sens réussie et digne d’un vrai page turner. Le personnage de Servaz prend une réelle épaisseur au fur et à mesure des tomes et il est aussi le témoin d’une époque dans laquelle il évolue, qui fait vaciller ses certitudes, le fait douter, le rend plus cynique et plus désabusé. «Servaz songea que la vie était comme ces gyrophares : une lueur entre deux éternités de nuit. Elle brille un court moment puis s’éteint. Et la seule chose qui demeure, c’est le souvenir de cette lueur. Qui finit par s’éteindre, lui aussi.» Il ressemble étrangement à son lectorat, qui vieillit avec lui et perd aussi ses illusions. Les fragments consacrés à la réalité sont le reflet de notre monde actuel. Inutile de vouloir faire l’autruche : nous sommes bien dans une période de crise sanitaire «Époque de virus. Punitive, mortifère, purificatrice, qui avait trouvé son symbole : le masque. Posé comme un bâillon, comme le signe de reconnaissance d’une société muselée, hygiénisée, et aussi perdue et aux abois…» Nous sommes également face à des problématiques récurrentes qu’il est bon de rappeler comme la haine du flic «Partout dans le pays, c’était la même rage désinhibée, le même effondrement de l’autorité. Une vraie guerre, qui avait lieu tous les jours dans la rue. Une guerre perdue d’avance tant que les flics seraient livrés à eux-mêmes, méprisés et abandonnés à leur sort par les juges, sous-équipés, et honnis par certains de ceux qu’ils étaient censés protéger…»ou encore «Alors que l’impunité régnait chez les délinquants, à force d’interdictions et d’injonctions on infantilisait le reste de la société.» Est-ce vouloir être moralisateur que d’énoncer les faits ? Personnellement, j’en ai un peu assez de cette société bien-pensante et politiquement correcte où l’on ne peut plus rien dire sans se faire taxer de grand prêcheur. 

Actuellement, je peux difficilement me contenter de lire un thriller sans qu’il me fasse réfléchir à des problématiques sociétales. De plus, lorsqu’un auteur met en scène un héros récurrent, j’adore le voir évoluer et vieillir en même temps que son lecteur, réfléchir à la société dans laquelle il vit, pointer du doigt ses incohérences et ses faiblesses. Il n’est pas choquant d’évoquer dans un roman se déroulant en 2020 la chasse aux homosexuels, la résurgence des fanatiques de la supériorité blanche, la décapitation de Samuel Paty à cause de sujets que les profs ne peuvent plus enseigner sans subir de menaces, ou 7 agressions au couteau en 48 heures, les difficultés du métier de flic, le découragement du personnel soignant. Oui, en ces temps difficiles, nous sommes plutôt face à une « tempête de merde » et c’est sain de le dire. La littérature doit un minimum nous bousculer et servir à décrypter l’évolution d’une société. Je salue la qualité d’écriture de Bernard Minier. « Servaz regrettait que les actes d’une aussi indicible sauvagerie suscitassent moins d’intérêt dans la presse et soulevassent moins d’indignation sur les réseaux sociaux et chez certains politiques et artistes que ceux de policiers racistes et violents, qu’il aurait personnellement envoyés en prison, tant leurs actions lui faisaient honte. » Autant sur le fond que sur la forme, Bernard Minier reste pour moi un pilier de la littérature noire qui ose aborder des sujets de fond en se servant de ses multiples personnages pour balayer différents points de vue. Cette épaisseur psychologique donne aussi de l’épaisseur à l’intrigue et un sens aux actes des « méchants ». Autant dire que le lecteur titube au milieu de tant d’émotions contradictoires, confronté à un monde très loin d’être manichéen. « La chasse » est un excellent cru profondément ancré dans notre époque.

LA VALLÉE, Bernard Minier – XO Éditions, sortie le 20 mai 2020

M LE BORD DE L’ABÎME, Bernard Minier – XO, sortie le 21 mars 2019

SOEURS, Bernard Minier – XO editions

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