Aude Bouquine

Blog littéraire

Il y a des romans à l’atmosphère très anxiogène et il y a « Les monstres »… Anxiogène n’est pas le mot adéquat. Malaisant serait plus exact, même si j’en déteste la sonorité. Malaisant est un adjectif très laid, mais dérangeant ou déroutant n’est pas assez fort. Quatre ans que j’attendais la sortie d’un nouveau roman de Maud Mayeras… Après « Hématome » en 2006, « Reflex » en 2013 et « Lux » en 2016, « Les Monstres » sorti le 2 octobre 2020 confirme le talent d’une auteur à l’univers singulier, une femme qui semble avoir une vie intérieure fertile, naviguant au milieu de ses ogres personnels. Je referme le roman bousculée, chamboulée, à la fois soulagée de l’avoir terminé et triste d’abandonner ses personnages auxquels elle a adjugé, une fois encore, des âmes tourmentées, mais si riches d’émotions. Je crois qu’on ne peut écrire un tel livre sans vivre avec de véritables démons intérieurs, sans blessures profondes, sans un immense talent pour conférer aux mots un embrasement et une portée si prodigieux. Une écorchée vive qui crée des protagonistes écorchés vifs, sur lesquels la fée usuellement chargée de distribuer des bontés a préféré catapulter des maléfices. 

Il était une fois une femme qui vivait dans un terrier avec ses deux enfants. Une vie sous terre où le confort de notre société n’existe pas, où la crasse flirte avec la tendresse, où la peur des bactéries danse avec ce qu’une mère, aussi faillible soit-elle, procure comme petits bonheurs quotidiens. Il était une fois un ogre, chargé de maintenir cette famille en vie, qu’il distribue une nourriture réelle ou une nourriture spirituelle. On n’élève pas des monstres comme des enfants « normaux ». Si la mère les berce d’imaginaire, l’ogre, lui, les prépare à un monde post apocalyptique où l’humanité n’a plus rien d’humain. 

Il y a ces personnages qui semblent aussi fantasmagoriques que réels. La mère donne naissance et nourrit. C’est elle qui implicitement navigue entre la vie et la mort. Une mère ambivalente, ambiguë, dont le comportement désarçonne autant qu’il suscite l’admiration. Douceur et violence, tendresse et cruauté, bien et mal. «Elle nous dit parfois qu’il serait si simple que nous n’existions pas, que le malheur aurait été évité si nous n’avions pas vu le jour. Elle se contredit, nous assure aussi que nous sommes son seul bonheur, et nous ne comprenons pas pourquoi elle pleure en disant ça. (…) Elle pleure et nous regarde ensuite avec tant de haine que nous nous sentons coupables de respirer.»

Les monstres poussent, bercés par les contes, par la vie dans le terrier, et par l’éducation de l’ogre. Les mots de l’ogre parlent de l’humanité, de la bêtise des hommes, des contradictions de la société, des incohérences observées, de tout ce qui fait que vivre dans un terrier c’est être, d’une certaine façon, à l’abri du monde. Et vous verrez que vous serez parfois tentés de rejoindre ce terrier silencieux, pour vous offrir une parenthèse hors du temps qui file, des idées nauséabondes du monde, des nombreux êtres humains si décevants, aux réactions incompréhensibles, et aux actes chaotiques. 

Maud Mayeras dépeint une certaine vision de la société à travers les mots de l’ogre sur l’être humain. « Il nous explique que les humains ont des oreilles qui se ressemblent à peu près toutes, qu’elles ont juste un trou au milieu qui ne leur permet pas toujours d’entendre, que les hommes aboient presque tous, qu’ils ne savent pas murmurer, qu’ils crient pour s’exprimer, et qu’ils sont bêtes comme des coings. » Elle raconte la puissance de la littérature capable d’ouvrir tant de mondes pour échapper au nôtre, elle travaille sur la force des mots : « Il dit qu’on peut tout faire avec les mots, tant qu’on sait les dresser. » Elle étrille cette comédie humaine qui a de moins en moins de sens au travers de cet ogre qui affirme « Vous êtes bien plus puissants puisque vous savez réfléchir, contrairement à eux. »

Il vous faudra découvrir l’histoire de cette famille, seuls… Il vous faudra dénicher le message de Maud, localiser la lumière dans le terrier, démêler la vérité du mensonge, comprendre les mots et ce qu’ils impliquent, appréhender l’implicite, accepter de ressentir des émotions aussi terrifiantes que sublimes, prendre la mesure du mensonge véhiculé et le rapprocher des mensonges de notre société… Laisser Maud entrer en vous, la laisser vous démolir, consentir à absorber toute la noirceur qui l’habite, aimer ses monstres, admirer cette mère et la comprendre, apprivoiser cet ogre, soutenir ces enfants. 

Maud a un don. Celui d’écrire peu et bien. Celui de susciter toutes sortes d’émotions. Celui de vous tordre les tripes, de vous laisser reprendre de l’air, puis de vous sonner. Rester indifférent est impossible. Sortir indemne est impensable. Croire en l’humanité est délicat, voire utopique. Ces monstres vous les aimerez. Cette mère, vous voudrez la consoler. Maud, vous ne pourrez que la placer au panthéon des conteurs d’émotions parce que sa plume est profondément authentique.

Je sais que chaque roman lui demande du temps, lui pompe toute son énergie… Je veux simplement ajouter que pour lire un roman d’une telle qualité empathique, je veux bien attendre quelques années de plus. Seulement dire « Maud, n’arrête jamais d’écrire. »

15 réflexions sur “LES MONSTRES, Maud Mayeras – Anne Carrière, sortie le 2 octobre 2020.

  1. Yvan dit :

    Tes mots me collent d’immenses frissons… Ils sont admirables pour parler du talent unique de Mayeras et de ses livres qui ne peuvent laisser indifférents. Elle est la plus douée de sa génération, pour moi, rien que ça.
    ” protagonistes écorchés vifs, sur lesquels la fée usuellement chargée de distribuer des bontés a préféré catapulter des maléfices” : comme cette phrase est belle est juste.

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci, merci, merci… Tu sais à quel point tes mots me touchent toujours au plus profond de l’âme. Toi qui comprends si bien qui je suis et ce qui me bouleverse….

      1. Yvan dit :

        et je suis bouleversé à te lire…

  2. Tu as les mots qui touchent, qui tranchent pour colmater ou faire saigner les blessures.
    Encore une lecture éprouvante et attirante.

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci. Je te le recommande vraiment ❤️. Ça va te bouleverser j’en suis certaine

      1. J’ai terminé Betty hier, et c’était parfois une lecture éprouvante, un personnage que l’on ne peut laisser s’envoler. Alors je vais attendre un peu 😘

      2. Aude Bouquine dit :

        Tu as aimé ?

      3. Un livre magnifique dont on ne sort pas indemne noire et lumineux.

      4. Aude Bouquine dit :

        J’attends ta chronique ❤️

      5. Elle est faite je la mettrai demain

  3. Magnifique chronique, merci, merci de me faire découvrir cette Maud 🙂

  4. Anonyme dit :

    Quelle sublissime chronique pour un opus qui ne l’est certainement pas moins, car je l’aurai dans quelques jours. Ah, Maud , c’est tout un poème, un univers, je la connais bien en plus, elle est à fleur de peau, l’ayant rencontrée longuement plusieurs fois! De ces rencontres non plus, on n’en sort pas indemne quand j’avais évoqué avec elle “Réflex et Lux”. Mes respects, Madame.

  5. Cohen Ophélie dit :

    Il me fait de l’œil… je le commande en fin de semaine et lirai ta chronique après lecture 😉😘

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