J’entends dire « je ne peux pas lire ce livre, il parle de la chasse » sous-entendu, il défend la chasse et les chasseurs. Détrompez-vous, ce roman ne fait en aucun cas l’apologie de la chasse, ni ne condamne celle-ci : il vous donne divers axes de réflexion. Des Pyrénées où Martin, garde d’un parc national cherche à retrouver le seul ours mâle encore présent, avant la réintroduction de femelles, aux confins de l’Afrique où la chasse des « big five » se monnaie à prix d’or, Colin Niel prend le parti de construire un roman choral dans lequel chaque voix a sa place, et où chacun défend « son bifteck ». Ce récit, loin d’être manichéen, amène le lecteur, tout en douceur et sans le brutaliser à revoir ses positions en se mettant à la place de l’Autre, qu’il soit chasseur, garde forestier, membre d’une tribu africaine, ou même lion ou ours.
Martin est un fervent défenseur de la cause animale. Outre la vitrine respectable que lui confère son métier, garde dans un parc national, il est un membre actif d’un groupe Facebook dont la mission est de révéler au grand jour les noms de ceux qui chassent des animaux protégés en posant près de leurs cadavres. Surgit alors sur les réseaux, une photo d’une jeune femme. Près d’elle, le cadavre d’un lion. Qui est-elle ? L’obsession de Martin à trouver son identité n’aura de cesse que de la clouer au pilori sur les réseaux sociaux. Quoi de plus jouissif que de livrer ces meurtriers sans âme à la vindicte populaire ? « Franchement, moi, j’ai honte de faire partie de l’espèce humaine. Ce que j’aurais voulu, c’est être un oiseau de proie, les ailes démesurées, voler au-dessus de ce monde avec l’indifférence des puissants. Un poisson des abysses, quelque chose de monstrueux, inconnu des plus profonds chaluts. Un insecte à peine visible. Tout sauf homo sapiens. Tout sauf ce primate au cerveau hypertrophié dont l’évolution aurait mieux fait de se passer. Tout sauf le responsable de la sixième crise d’extinction qu’aura connue cette pauvre planète. Parce que l’histoire des hommes, c’est surtout ça. »
Parallèlement, le lecteur découvre Apolline, issue d’un milieu aisé, tireuse à l’arc qui reçoit pour ses 20 ans, un billet d’avion. Destination l’Afrique afin de tuer son premier lion. Un lion devenu un problème pour la population, un lion qui tue le bétail et les maigres possessions des Himbas, peuple de Namibie. Kondjima, issu de ce peuple, est lui aussi à la recherche de ce lion. Il pense qu’en prouvant son courage, il pourra épouser la plus belle fille du village.
Chacun devient donc une proie : Apolline celle de Martin, Charles le lion celle d’Apolline et de Kondjima.
Si les personnages sont très différents, leurs aspérités illuminent le paysage blanc des montagnes ou la terre rouge et les herbes desséchées africaines. Colin Niel n’a pas son pareil pour nous balader des Pyrénées majestueuses au bush africain, de l’un à l’autre, décrivant de main de maître les atmosphères, les paysages, les rites qu’ils soient africains ou relatifs à la chasse. La construction, en 5 parties distinctes et précises, plonge le lecteur dans une problématique à chaque fois différente : identifier sa proie, l’approcher, la traquer, la mettre à mort. Je vous laisse découvrir la dernière.
Le roman s’ouvre : le lecteur est dans la tête de Charles le lion, brillante idée. Une immersion totale dans les pensées de l’animal à un instant crucial de son existence. Par des phrases incroyablement longues ponctuées de nombreuses virgules, Charles évoque son histoire, ses pensées et ses émotions, car « L’heure était venue de faire face aux hommes ».
« Entre fauves », titre bien choisi pour décrire l’atmosphère du roman. Les fauves ne sont pas simplement les félins, ils représentent surtout les chasseurs, ceux qui chassent le fauve, mais aussi ceux qui chassent les chasseurs de fauves. Qui est prédateur ? Qui est proie ? Peut-on être chasseur et être chassé ? La puissance du roman, dans sa construction, dans l’écriture de Colin Niel réside dans cette inversion, oh combien intelligente, précise et subtile, des forces en présence. Le final est magistral et terriblement déstabilisant de par ce qu’il implique pour la psychologie de l’un des personnages. La lente progression alternative dans les pensées des deux personnages principaux conduit le lecteur à s’interroger sur leurs vies, leurs buts, leurs failles et permet de mesurer à quel point les choses peuvent être différentes de ce qu’elles semblaient être au départ. Colin Niel nous happe, offrant au fil des pages la possibilité d’une île, d’un terrain d’entente, d’une amnistie, laissant présager une direction très claire de la fin du roman. L’auteur est semblable au joueur de flûte d’Hamelin : il vous charme et vous emporte vers un dénouement que vous n’aviez pas anticipé.
Faisons un point sur notre humanité : que reste-t-il de beau ? De respectable ? De défendable ? À quoi conduit la haine lorsque nous sommes poussés par un idéal ? Défendre la nature, prôner la nécessité d’une harmonie entre l’homme et la terre peut-elle se faire sans devenir un éco terroriste ? La lutte silencieuse est-elle suffisante ? Ce roman éclaire les consciences et compare les points de vue, intensifie les réflexions sur notre monde actuel. Un autre récit citoyen qui confronte aussi nature et culture, évolution et déclin de notre civilisation. Une nourriture spirituelle indispensable dans un monde où le « mieux » est l’ennemi du « juste ». Notre monde se résume bien à devoir demeurer « Entre fauves ».
« Plus que jamais, j’avais honte de faire partie du genre humain. »
Tu connais quelques unes de mes réponses à tes questions de fin ;-).
On peut le comparer au “Animal” de Sandrine Collette ?
On peut les « classer »(même si je n’aime pas le mot) dans la même catégorie, oui. Chez Niel, entrer dans la tête de l’animal est un énorme plus.
Elle l’a fait aussi Collette.
Sans doute d’une autre façon