Peut-on écorner un mythe ? Mettre au centre d’un roman un mythe iconique et révéler l’aspect obscur de sa personnalité en risquant de se mettre à dos tous ceux qui pensent qu’il est indécent de « salir » la mémoire de quelqu’un ? Voilà un procédé sacrément osé. Ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas ici de ternir le souvenir, il s’agit de poser la question de la vérité, de révéler ce que bon nombre de personnes, et notamment d’Américains ne veulent pas entendre : et si, leur président tant adulé n’était en fait qu’un homme faillible, faible parfois, aux nombreuses contradictions, à l’éducation pesante et psychologiquement anxiogène, aux tares nombreuses et inavouables ? Et si, Kennedy n’avait pas été assassiné ce 22 novembre 1963 à Dallas, que ce serait-il passé ? Comment aurait tourné l’Histoire ? Après Stephen King dans 22.11.63, RJ Ellory se livre ici à un formidable exercice de style : imaginer un évènement du passé qui aurait eu une issue différente.
Pour ce faire, et comme d’habitude avec Ellory, l’auteur place les personnages au centre de tout. L’intrigue navigue par delà eux, mais c’est bien eux qui jouent la partition de la musique du roman. On retrouve ici le charme de la plume incandescente de l’auteur, celle qui déclenche les émotions. Alors oui, difficile de susciter plus d’empathie que pour Joseph Vaughan (« Seul le silence ») ou Evan Riggs ( « Le chant de l’assassin ») ou encore Daniel Ford (« Papillon de nuit »), salement amochés par la vie. Et pourtant Mitch rejoint la liste des héros emblématiques d’Ellory dans leur capacité à susciter des émotions, mais aussi dans le souvenir éternellement palpable qu’ils laisseront. Même si j’ai trouvé ce personnage moins fort que ceux cités précédemment, il n’en reste pas moins touchant et terriblement attachant, de par ses années de vie ratées, une succession de mauvais choix, un ennemi sangsue : l’alcool.
Dans cette uchronie, Ellory construit son intrigue autour de Mitch, un journaliste free-lance dont l’ancienne petite amie Jean s’est suicidée. Ce suicide pose vite questions, car Mitch, très proche d’elle par le passé, ne la croit pas capable d’avoir commis un tel geste. Au cours de son enquête, il va découvrir que Jean s’intéressait elle aussi de très près à Kennedy, qui est alors en campagne pour un second mandat. (oui, souvenez-vous, il n’est pas mort)
La force du récit repose sur l’imagination fertile de l’auteur qui se prend au jeu d’imaginer comment Kennedy, alors en grande difficulté politique pourrait reconquérir le pouvoir. Si vous êtes familiarisé avec le système politique américain, vous saurez apprécier les alliances, les petits arrangements entre amis et le donnant-donnant nécessaire à la réélection d’un candidat. Les campagnes électorales se financent grâce à de grands industriels, des banquiers et une fois le candidat élu, ces gens-là réclament un retour d’ascenseur. « La présidence est une pièce de théâtre ; le président est un personnage qui a été choisi. Il y a de nombreux metteurs en scène, de nombreux producteurs, et il est rare qu’ils soient d’accord sur l’intrigue. » Ellory démontre fort bien comment le chef suprême est très loin de gouverner seul. Habilement, il établit ici combien la politique n’a pas réellement changé depuis ces années-là, et j’en veux pour preuve le terrible choc de l’arrivée au pouvoir de Trump. La politique n’est qu’un ignoble puits sans fond dans lequel se repaît la lie que forment ces hommes égocentriques et assoiffés de pouvoir, ambitionnés par un seul but : la quête de l’autorité suprême.
Ellory est ici fidèle à lui-même dans ses codes de narration : une écriture immersive, une plume noire, des personnages charismatiques, une histoire d’amour. Un savant mélange, un habile dosage, un très bon synopsis de départ, et dès les premières pages c’est l’immersion totale dans son imaginaire.
Le 4 juillet 1964, Ellory imagine que la loi sur les droits civiques a enfin été votée. Ce jour est « celui où l’Amérique s’est libérée des derniers vestiges de l’injustice », le pays a voté l’égalité de traitement entre blancs et noirs. Aujourd’hui, 3 juin 2020, nous vivons avec les images de la mort par étouffement, en direct, de Georges Floyd, les menaces de Trump d’envoyer l’armée face aux émeutes, la garde nationale dominant les rues. Nous sommes bien loin des vœux pieux de Kennedy, extrapolés par la plume de RJ Ellory. L’auteur n’aurait pas pu imaginer l’incroyable résonance de l’actualité par rapport à ce moment clé imaginé dans le roman. Néanmoins, à titre tout à fait personnel, je salue le pouvoir de l’imagination, l’audace de la trame, la connaissance du système politique américain et l’attachement immédiat ressenti pour les personnages, fabuleuse force de l’écrivain. Aujourd’hui, il fait partie des plus grands écrivains du noir, capables de susciter une empathie rarement égalée. Une plume noire. Une plume puissante.
#LejouroùKennedynestpasmort #NetGalleyFrance
SEUL LE SILENCE, R.J Ellory – Sonatine
LE CHANT DE L’ASSASSIN, R.J Ellory – Sonatine, sortie le 23 mai 2019
PAPILLON DE NUIT, R.J Ellory – Le livre de poche, sortie le 1 février 2017
ENGLISH VERSION
Cette chronique est d’une force incroyable, à me coller des frissons. Tellement juste, tellement vraie, tellement bien vue. Ce roman méritait une telle mise en lumière
Merci Yvan. J’espère 🤞 que ce roman cartonnera parce qu’Ellory met le doigt sur des thématiques très intéressantes.
Encore une fois quelle sublime chronique !!
A chacune d’elles je me délecte de tes mots si forts, si puissants et si justes !!
Incroyable !!
Merci beaucoup 😊
Magnifique Aude, tu as su retranscrire ce que j’ai ressenti en lisant ce livre. L’écriture d’Ellory est d’une force incroyable, vraie, noire et l’écrivain est un personnage adorable. Bravo pour ta chronique (je me contente du français 😊) bon week-end
Merci ! La tienne est très bien aussi. J’aime beaucoup ta façon d’écrire et de décrire tes émotions ❤️