Aude Bouquine

Blog littéraire

Un gamin au regard saphir-bleu nuit hante ces pages… Pour quelques balboas, monnaie panaméenne, vous aurez la possibilité de vous plonger dans ses yeux, et de connaître, vous aussi, cet intense moment de délectation que j’ai éprouvé à la lecture de ce roman, quand, une fois refermé, il vous laisse orphelin d’émotions rares, pures, comme une soif impossible à étancher. Juin 1946, dans le bidonville de Lágrima, Felicia, celle qui « n’a jamais connu autre chose que la pauvreté de la décharge et du bidonville de Lágrima. Là sont ses origines » voit arriver ce garçon étrange aux yeux fabuleux et aux mains phénoménales. Si sa force est colossale, si ses yeux parlent pour lui, celui qu’on va vite surnommer « La Langosta » reste muet : jamais personne n’entendra le son de sa voix. Nul besoin de parler pour agir et tenter d’établir une certaine justice face à des actions scélérates, sadiques ou barbares. Les disparités sont immenses entre un peuple extrêmement pauvre habitant la basse ville, et un autre, très riche demeurant sur les hauteurs. L’essentiel est d’entendre les grondements de révolte, et les appels à plus de justice.

Yerbo Kwinton, c’est son nom, a «  les yeux d’un bleu si clair qu’il semble blanc. Des yeux qui font deux trous dans son visage d’un noir profond. » C’est sa marque de fabrique, son signe distinctif, la première chose que l’on voit. «  les prunelles s’éclaircissent, passant du saphir bleu nuit à la turquoise, dans un lent mouvement de brume colorée. »  Ce regard singulier vibre à chaque ligne même lorsque l’auteur ne parle pas de lui et narre la destinée d’autres personnages. Car comme ceux-ci, le lecteur demeure sous le joug de ce regard si expressif, tantôt bleu nuit, tantôt aigue-marine. Un tour de magie bien exceptionnel pour un premier roman. Ce texte nest pas seulement lhistoire de ce gamin, cest aussi un roman choral qui met en scène dautres personnages dont on ne peut se défaire, tant ils sont attachants, piquants, parfois sublimés, mais Yerbo Kwinton surnommé « la Langosta », et plus tard « La Mano » reste le point dancrage du récit.

Deux femmes, Hissa et Yumna vont vous mettre le cœur à l’envers. L’une vendue, l’autre sortie du bidonville, ont de grandes destinées. Deux femmes à la beauté solaire, ondulantes, frémissantes, usant et abusant de leurs charmes vont hanter elles aussi ces pages, et vos nuits. Si Yerbo est le point d’ancrage de ce roman, le désir en est le moteur. C’est lentement, mais obstinément qu’il se déroule langoureusement au fil des pages, servant d’abord un besoin de justice en rééquilibrant les forces en présence, mais contribuant ainsi à l’essence hypnotique de la narration. David Zukerman en déroule le fil, vous entraînant ainsi dans ses filets, captifs, tant et si bien que cet appétit fiévreux pourrait monter en vous aussi. C’est l’autre point ensorcelant de ce récit, une transmission d’émotions charnelles qui tend à échauffer les esprits au gré de l’avancée.

Si ce roman est hypnotique de par les personnages qui l’habitent, il donne également naissance à un personnage vivant, grouillant, crasseux et sublime : la ville de San Perdido, petite communauté imaginaire située au Panama. « Lorsqu’on est du quartier le plus pauvre de San Perdido, on apprend en naissant que vivre demande beaucoup d’effort. La ville est sans pitié. » Reflet de disparités sociales énormes, sous la domination d’un gouverneur tyrannique et manipulateur qui a le cerveau dans son pantalon, abritant une énorme partie de la population qui fait les poubelles pour survivre, San Perdido est à la fois la douce et la cruelle. « Les plus forts exploitent les plus faibles, à San Perdido, plus qu’ailleurs, cette loi est fermement appliquée. » Une société corrompue où la misère flirte avec une richesse indécente, où les corps s’offrent pour subsister, où les femmes comprennent rapidement comment user de leurs charmes pour influencer le cours des choses. Le réalisme parfois sordide touche une poésie raffinée sous la plume de cet auteur qui a décidément tous les talents, dont celui, rare, de générer de bouleversantes émotions. Quoi de plus satisfaisant que d’avoir le cœur qui s’emballe, les mains qui deviennent moites et les yeux qui s’embuent pour une simple lecture ?

Ce roman inclassable est générateur de multiples émotions. En mettant en lumière un héros muet, David Zukerman ne s’affranchit pas de dire des choses essentielles, « C’est comme s’il laissait s’exprimer le vide entre les mots qui pourraient s’échanger.»  Il équilibre la balance des disparités sociales en déroulant quatorze années de vies sous la moiteur du soleil panaméen. Une jolie façon de laisser s’exprimer ceux dont la voix ne compte pas quand la misère semble moins pénible au soleil…

8 réflexions sur “SAN PERDIDO, David Zukerman – Calmann Lévy, sortie le 2 janvier 2019.

  1. Aude Bouquine dit :

    Et moi donc… quelle merveille !!

  2. Yvan dit :

    Tes mots sont magnifiques…

  3. Aude Bouquine dit :

    Merci Yvan 😍

  4. Yvan dit :

    ❤️

  5. Yvan dit :

    Ecoutez Aude ! Ce livre est inoubliable ! Noir et lumineux

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