Aude Bouquine

Blog littéraire

Taz et Manie vivent dans une petite ville du Montana. Ils achètent une maison, véritable ruine, seuls les murs tiennent debout, c’est le chantier d’une vie : tout est à y reconstruire. C’est avec de très maigres économies, le travail de Taz comme menuisier et les commandes aléatoires, qu’ils se lancent à corps perdu dans cette rénovation. Quand Marnie annonce qu’elle est enceinte, les priorités s’accélèrent : il faut construire une nursery, finaliser la cuisine, créer une salle de bains. Manie meurt d’une embolie pulmonaire en donnant la vie à Midge ( « le moucheron » traduction de l’anglais), leur fille, « une créature infime mais indispensable, le maillon essentiel ». C’est le commencement d’une vie en chantier, d’une blessure béante, d’une petite fille bien vivante, et d’un père qui tente de garder la tête hors de l’eau.

Quand les aléas de la vie frappent, le chantier d’une vie devient la vie en chantier. Le parallèle entre cette maison à construire et cette vie a reconstruire est l’essence même de ce roman. On entre par la petite porte dans l’intimité de ce couple, solide, amoureux alors qu’il s’attaque à un chantier colossal. Le bonheur parfois s’enraye et la vie se charge de métamorphoser un avenir radieux en cauchemar. Ce roman est construit de façon chronologique : un prologue, J-2 mois,…. et continue, zéro, pour nous amener au jour 1, le jour du décès de Manie et la naissance de Midge. Ne pensez pas que ce roman soit larmoyant ni que Pete Fromm surfe sur la vague de la tragédie emphatique en décrivant avec force superlatifs un décès annoncé dans la 4e de couverture : le décès est évoqué en 14 lignes. Quatorze lignes pour suggérer, plus que pour dire. Quatorze lignes pour mettre son héros Taz en situation d’être père.

Évidemment, ce récit a pour thème principal la perte d’un être cher et la découverte de la paternité d’un parent solo. Une plongée dans un lac sans savoir nager. Mais c’est surtout, l’obligation de devoir se construire un monde intérieur pour ne pas sombrer. La perte d’identité générée par la perte de l’autre exulte pendant que les mains de Taz construisent un monde extérieur, bien concret, celui-là, une maison dans laquelle il manquera une pièce centrale, celle du binôme qu’il formait avec Manie. Par la construction matérielle, Pete Fromm met en abîme la reconstruction de soi en évitant l’écueil du genre, l’emphase attendue liée à la perte. Son écriture est sobre, délicate, pudique et pas dénuée d’humour malgré la gravité de la situation. La douleur peut s’exprimer de bien des manières et nous ne sommes pas égaux dans la façon de la gérer. Pete Fromm nous apprend à lire dans les silences, la pudeur des mots, et la nature. On trouve d’ailleurs dans le bureau de l’auteur, 2 portraits : celui d’Ernest Hemingway qui lui rappelle d’aller droit au but, de faire simple et celui de Mark Twain qui lui rappelle d’avoir de l’humour. Vous allez vous surprendre à sourire, et même à rire tant certains dialogues sont savoureux. Au vu du sujet, ce n’était pas gagné…

Si le personnage principal de ce texte est une maison, le second est la nature. L’histoire se déroule sur la Blackfoot river, au cœur du Montana, temple d’une nature préservée, secrète, où l’auteur nous fait découvrir les différentes odeurs d’essence de bois et nous sensibilise aux changements des saisons par de troublantes descriptions sensorielles. Cette nature offre à Pete Fromm un formidable terrain de jeu pour associer les émotions de Taz aux changements saisonniers. Comme la rivière qui peut être à la fois paisible et tumultueuse, translucide et trouble, Taz vivant au cœur de ce paradis qu’il affectionne tant va pouvoir l’utiliser pour communier, communiquer et tisser des liens avec sa fille. Je vous laisse découvrir leur endroit secret, le seul où il ose parler à Midge de sa mère, le seul où il se livre sans fard.

Enfin, je termine par les personnages, car ce roman est aussi un formidable prétexte pour développer la thématique de la fraternité. Les personnages secondaires tels que Rudy, Elmo ou Lauren mettent en exergue cette bienveillance, cette bonté, cette solidarité gratuite qui manquent tant dans notre univers quotidien. Par le truchement des mots, des silences, des sous-entendus, Pete Fromm apporte le réconfort à Taz sans verser dans la plainte. La solitude est un mode de fonctionnement et il démontre superbement combien on est finalement moins seul qu’on le croit.

Être père ne se transmet pas. Être père s’apprend. À coup d’erreurs, à coup d’échecs, à coups de petites victoires sur le quotidien. Le lecteur silencieux est posé comme témoin privilégié de cette intimité, spectateur de la construction d’un lien au milieu d’un champ de ruine, au sens propre comme au sens figuré.

Je vous recommande chaudement la lecture de ce roman qui vous emportera, pour quelques heures, hors du temps.

 

 

 

 

10 réflexions sur “LA VIE EN CHANTIER, Pete Fromm – Gallmeister, sortie le 5 septembre 2019.

  1. J’ai encore l’impression d’y être avec ta chronique, merci pour cette prolongation ^^

  2. Aude Bouquine dit :

    On n’a pas envie de les quitter …

  3. Yvan dit :

    ça me plairait, tu crois ?

  4. Aude Bouquine dit :

    Je pense que oui ! Je te le glisse dans la boîte aux lettres ?;-)

  5. Yvan dit :

    C’est pour savoir si je tente de venir à la rencontre à Strasbourg (même si ça va être compliqué)

  6. Aude Bouquine dit :

    Je vais essayer d’y aller, je pense que ça va être passionnant !

  7. lespagesdesam dit :

    Je ne me lasse pas de lire tes chroniques ! Tu as une très belle façon d’expliquer ce qu’un livre t’a fait ressentir. Il y a quelques semaines, j’ai hésiter entre Mon désir le plus ardent et La vie en chantier pour finalement n’en choisir aucun par peur d’affronter des sujets trop lourds et de me sentir triste à la lecture de ces romans.

  8. Aude Bouquine dit :

    Je n’ai plus peur de me sentir remuée ou triste. Au contraire, c’est ce que je cherche en ce moment. Je me dis que les émotions ont un sens, bien plus profond que la seule appréhension. Ce roman est écrit avec beaucoup de pudeur et il met en lumière bien plus que la perte, la création d’un lien.
    Merci de ta fidélité 😉

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