Aude Bouquine

Blog littéraire

Harley est élevée par son père Duke McKenna dans une petite bourgade du nord de Californie. Là-bas règne la loi du plus fort, les ennemis potentiels sont éradiqués au fur et à mesure des embrouilles, et Duke est le chef craint et autoproclamé de cette communauté placée sous son joug. À North County on est avec ou contre lui, toute hésitation est signe d’une mort certaine. Harley aurait pu s’appeler Turtle, ou Kimy*. C’est une guerrière. Autour d’elle, beaucoup sont morts, sa mère d’abord, soufflée par l’explosion d’un laboratoire de meth alors qu’elle venait aider de sa meilleure amie. «Parfois, les maisons explosent. Parfois, les mamans meurent. Parfois les papas sont des créatures qui ne devraient pas vivre dans la même peau que l’homme qui vous borde le soir. » Son père s’occupe alors de son « éducation » en voulant faire d’elle une machine à tuer, digne de devenir son successeur dans la communauté : réfléchir, analyser, agir.

Je vous le dis tout de go : si vous devez lire un seul livre de cette rentrée littéraire, lisez celui-ci. L’auteur, Tess Sharpe, est née dans une cabane au fond des bois et a vécu dans un endroit très reculé de Californie. Cette petite fille a connu « l’étreinte de la forêt » et son écriture sent le sous-bois, les animaux qui s’y déplacent silencieusement, la nature qui bruisse. Précédemment, elle a écrit un ouvrage Young Adult « Far from you, Si loin de Toi » acclamé par la critique qui met en scène, là aussi, une survivante.

Vous trouverez dans ce roman une belle dualité entre l’éducation du père « Analyse la situation. Protège tes arrières. Ne lâche jamais ton arme. Et si tu dégaines, t’as intérêt à être prête à tuer, mon Harley. », et l’héritage de la mère, Jeannie, esprit libre et solaire, dont la mission première a été de protéger femmes et enfants d’un conjoint, frère, père violent. Harley navigue donc entre deux eaux : l’apprentissage quotidien de la violence et la défense de ceux qui la subissent. Une mise en abîme extrêmement intéressante servie par une écriture dure et tendre à la fois, où le cœur de cette fille est pris entre deux feux. « Les deux moitiés de moi qui s’affrontent — celle qui appartient à maman et celle qui appartient à papa — se tournent et se retournent dans ma cervelle. »

Ainsi, Harley à 9 ans , « à l’instant où j’entre dans une pièce, je repère d’instinct toutes les issues possibles. Je sais charger un fusil dans le noir complet. Je sais tirer avec toutes les armes que je suis assez forte pour soulever. Je sais lancer un couteau en plein dans le centre d’une cible à distance des sept mètres. » Les phrases d’apprentissage de son père résonnent comme des mantras (en italique dans le texte) et parviennent à la tirer de situations funestes. Surtout, elle est détentrice d’une mission : tuer celui qui a tué sa mère et prendre la tête de l’empire de son père.

Cependant, en elle, vibre le souvenir de sa mère. Son héritage est lui bien réel : un motel, Le Ruby, des pensionnaires, les Rubinettes, des femmes en souffrance, des enfants à protéger, des prédateurs à éloigner. Mo, gérante de ce motel, prend la place de sa mère. Elle lui apprend à regarder au-delà de la surface. « Mon père m’a peut-être appris qui je dois être pour commander. Mais Mo est la femme qui m’apprend qui je dois être pour guider. » Cet héritage, un monde dans lequel elle a la possibilité de faire le bien, lui permet de contrebalancer la cruauté des leçons infligées par son père.

Ce récit n’est pas linéaire. C’est toute l’intelligence de Tess Sharpe qui a travaillé son roman de manière à ce que des éléments forts expliquant la personnalité d’Harley permettent au lecteur de comprendre son évolution. De nombreuses digressions, pas forcément amenées de manière chronologique, agrémentent l’histoire en temps réel. Ces chapitres là, commençant par « j’avais 9 ans, j’avais 16 ans, j’avais 12 ans », mettent en lumière, presque de façon psychanalytique le portrait de cette jeune fille en devenir. Cette clairvoyante gestion de l’espace-temps donne au récit un intérêt accru en apportant des éléments clés supplémentaires, indispensables à la compréhension de l’évolution mentale d’Harley.

Et pourtant malgré « Cinquante pour cent de ma nature me vient de lui, et cent pour cent de mon éducation. », Harley fait des choix et fait participer le lecteur à ses questions existentielles : peut-on échapper à son milieu ? Échapper à son enfance ? Choisir une autre voie ? Réparer les vivants ? Être le point d’ancrage de victimes de violences lorsque l’on est violent soi-même ? Tuer et protéger ? « Je veux un putain de monde meilleur. »

Quelle est la place de la femme dans un coin reculé du monde où la suprématie blanche, tendance néonazie fait rage, où le manque d’éducation, de compassion, d’empathie change la distribution des cartes ? « J’ai utilisé ma cervelle. J’ai attendu. J’ai écouté. Et j’ai appris. J’ai appris la leçon la plus importante : même l’homme qui t’aime, qui a consacré sa vie à t’élever pour faire de toi une femme puissante, cet homme te sous-estimera comme c’est pas permis, rien que parce que tu es une femme. Et l’homme qui te hait ? Qui a peur de toi au plus profond de lui, même s’il refusera toujours de l’admettre ? Cet homme fera encore plus d’effort pour te rabaisser. »

Ce roman est plus dense et plus complexe qu’il n’y paraît. L’auteur surfe avec dextérité sur deux personnages clés, le père et la mère décédée, complètement antinomiques en plaçant son héroïne au carrefour de son destin. Ce récit m’a happée jusqu’à la dernière page tant l’émotion se mêle à une écriture singulière. Le twist final (et quel twist !) rend cette histoire encore plus magnifique au regard des implications psychologiques qu’elle sous-entend. Des personnages forts, travaillés, attachants, balancés entre l’inné et l’acquis font de ce livre une merveille. Harley restera longtemps gravée dans ma tête, comme Turtle ou Kimy avant elle. Bouleversant !

#MonTerritoire #NetGalleyFrance

 

Turtle dans My Absolute Darling, Gabriel Tallent, Gallemeister

Kimy dans Les Démoniaques Mattias Köping – La Mécanique Générale, sortie le 19 avril 2018

 

 

 

 

7 réflexions sur “MON TERRITOIRE, Tess Sharpe – Sonatine, sortie le 28 août 2019

  1. Yvan dit :

    Je le lirai… Un jour 😉

  2. Aude Bouquine dit :

    Oui Yvan, ce livre est pour toi! Lis la chronique de Nadia, ça va te donner envie 😉

  3. Yvan dit :

    La tienne m’a déjà donné envie ! 😉

  4. Impossible de ne pas le lire alors je vais m’y mettre prochainement 😉

  5. Aude Bouquine dit :

    Non, impossible ! Ce livre est une belle réussite;-)

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