Aude Bouquine

Blog littéraire

Jeanne Hervineau passe une mammographie de contrôle suite à une douleur dans le sein gauche. C’est bien connu, le cancer du sein est silencieux : pas de raison de s’inquiéter. Mais il faut à Jeanne « Six heures pour passer de l’insouciance à la terreur », la tumeur est bien là. « Le matin je n’avais aucune crainte. Au soir, je n’avais plus de doutes. »Alors Jeanne, terrassée, annonce la nouvelle à Matt son compagnon, le lâche, celui pour qui « C’est trop dur ». Jeanne la silencieuse, la docile, la douce devient Jeanne la guerrière, celle qui ne se tait plus. Sur le chemin de la maladie, dans les salles de chimiothérapie, elle rencontre 3 rescapées en sursis, comme elle. C’est cette amitié forte et sans condition qui va les conduire sur des chemins de traverse.

On a coutume de dire que le malheur ne frappe pas deux fois au même endroit. Parfois, le malheur se trompe de porte…  Et souvent, les douleurs s’enchaînent comme si rien ne pouvait les arrêter. Lorsqu’on a déjà tout perdu et plus rien à perdre, que nous reste-t-il ? Notre corps, nos pensées, nos choix, les seules choses qui nous appartiennent vraiment et que personne ne peut nous enlever. « Je me suis demandé si le mal était entré en moi par effraction ou si je lui avais offert l’hospitalité. S’il s’était invité ou si je l’avais accueilli. »

Jeanne en fait l’amère expérience dans son propre foyer : elle découvre avec stupéfaction qu’elle partage sa vie avec un sombre connard (je ne trouve pas d’autres morts plus décents pour définir l’ignoble personnage qui lui sert de mari) de ces hommes que la lâcheté n’étouffe pas. Il y a ceux qui se rasent la tête en signe de soutien et ceux comme Matt qui fuient. Matt ne vient à aucun rendez-vous médical, à aucune chimiothérapie. La perte des magnifiques cheveux roux de sa compagne est son seul sujet de conversation et lorsqu’elle les perd sur le canapé du salon il n’hésite pas à lui dire « C’est assez dégueulasse ». Ses jérémiades incessantes, ses préoccupations professionnelles permanentes, ses réflexions humiliantes « Tu devrais te doucher deux fois dans la journée » m’ont donné des envies de meurtres. « Voilà Matt parlait de Matt. Il était son seul sujet. (…) Matt n’aimait rien. Matt aimait Matt. ». De mari, il passe rapidement à fantôme laissant Jeanne se dépatouiller avec ses résultats, ses angoisses, son affaiblissement physique. La dureté de ses mots et son indifférence lâche a empli mon cœur de révolte, de haine et d’un incroyable désir de lui foutre mon poing dans la gueule. J’ai pensé à mes copines, celles à qui c’est arrivé, 1 femme sur 8, et j’ai espéré que dans le malheur de cette indicible annonce, elles ont pu compter sur leur moitié… J’ai espéré que si cela n’avait pas été le cas, elles en auraient parlé… J’ai souhaité que les larmes de désespoir qu’elles ont pu verser concernaient la peur, l’angoisse, la douleur et non les réactions écœurantes de leurs conjoints.

La lumière ne vient pas du foyer conjugal, il vient paradoxalement de la salle de chimiothérapie, lieu de toutes les douleurs et du poison sensé guérir qui s’infiltre volontairement dans les veines. Pendant que le couple de Jeanne se meurt, une amitié indéfectible naît. Trois combattantes, trois existences en sursis, trois parcours de vie  : Brigitte, Mélody, Assia, « mes sœurs de cancer ». Le gang des rêves de quatre femmes qui n’ont rien à perdre, un clan qui va apporter à Jeanne une forme de renaissance. Jeanne la douce, Jeanne la silencieuse, Jeanne qui ne dit jamais un mot plus haut que l’autre va devenir Jeanne qui rentre dans le tas, Jeanne la téméraire, Jeanne qui refuse les compromis. « J’avais ouvert le feu pour la première fois. » – « Le cancer m’avait faite pressée, vivante, rugueuse aussi. Ma priorité était d’arriver jusqu’au matin suivant. Je ne m’excusais plus. Je ne saluais plus les réverbères. Je ne baissais plus les yeux devant le regard chien d’un homme. Je marchais dans la rue en turban et tête haute. Mon corps était fourbu, mais je bouffais la vie. »

Malgré les corps qui souffrent, les malaises, la faiblesse, elles vont trouver un but commun et se jeter à corps perdu dans un projet complètement dingue que je vous laisse découvrir. Un projet dangereux qui va alimenter leurs pensées et d’une certaine façon leur sauver la vie. Cette sororité, généreuse, admirable est un soleil qui jaillit du roman. L’auteur a pris soin d’intercaler dans le récit un chapitre consacré à chacune d’elle, retraçant ainsi son parcours de vie. Elles sont chauves, belles, attachantes, courageuses, elles sont force et faiblesse, elles trébuchent et se relèvent, et se tiennent les unes aux autres à bout de bras.

J’ai également trouvé dans ce roman deux axes intéressants qui ont suscité mon intérêt et ma réflexion. D’abord, le regard des autres. Tout le monde connaît la cousine d’une tante d’un beau-frère qui a eu… « Vous verrez, m’avez glissé Flavia avec malice, votre cancer, ce sont les autres qui en parleront le mieux. ». Le sans-gêne n’a aucune limite. Ceux qui n’ont pas eu, savent toujours mieux que vous et y vont de leurs petits conseils consternants. Vous dire que j’ai été agacée est un euphémisme. La sensation doit ressembler à celle que vous éprouvez lorsque vous êtes enceinte et que des inconnus vous touchent le ventre sans demander votre autorisation, comme si vous leur apparteniez, comme si on vous enlevait votre identité pour vous coller dans un tout qui n’a rien à voir avec vous.

Puis, à l’heure où il n’est pas « convenable » de faire des raccourcis et que certains pans de l’Histoire ne peuvent être comparés à d’autres sans levée de boucliers, Sorj Chalandon n’hésite pas : il compare ces cancéreuses aux rescapées des camps. « Je l’ai regardée, pieds nus dans son pyjama bleu. Son crâne blanc, cette veste trop ample. Cette image. Ghetto. Camp. » Je lui dis merci de ne pas avoir cédé aux sirènes du politiquement correct, d’avoir osé la comparaison dans ce monde 2.0 où l’on ne peut toucher à certains sujets sans se faire traiter de tous les noms.

« Une joie féroce » est un récit d’une beauté âpre mettant en lumière l’annonce de la maladie. Mais il est plus que cela. Il est avant tout une ode à la fraternité, aux épreuves qui rassemblent. Il est aussi la démonstration brillante que la maladie vous change à tout jamais, qu’elle vous transforme, vous nourrit et fait éclore une autre forme de « vous ». L’écriture vous uppercute tel un cœur qui bat désespérément pour sa survie. Les mots sont des mantras qui promettent de ne plus accepter l’inacceptable que les bien portants vous balancent quand vous êtes entrain de crever. Jeanne perce l’enveloppe de sa chrysalide de gentille petite fille pour devenir une combattante qui n’accepte plus l’armistice par fatigue ou lâcheté. En ce sens, ce roman est une exhortation au combat, si dur soit-il et la certitude que la force que les autres vous apportent, une valeur inestimable. Encore faut-il bien s’entourer…

Cette chronique est pour ces combattantes du quotidien, celles qui ont croisé ma route, celles qui n’ont rien lâché, celles qui ont pleuré et ri, celles qui ont bu, fumé du cannabis parce que c’est « compatible avec tout », celles qui n’avaient pas le temps de se laisser juger ni le temps de crever. Je ne sais pas si ce roman leur fera du bien, si elles auront l’envie ou le courage de se replonger dans le combat d’une des leurs, je les laisse décider. Un roman solaire, et précieux qui change votre perception de la maladie, mais aussi la perception que l’on peut avoir de soi-même.

#UneJoieFéroce #NetGalleyFrance

 

 

 

 

13 réflexions sur “UNE JOIE FÉROCE, Sorj Chalandon – Grasset, sortie le 14 août 2019

  1. Je suis sur NetGalley moi aussi et je vais demander un service presse aux éditions Grasset parce que je vais le lire c’est une certitude. Ce sera mon premier livre de cet auteur. Ta critique est très belle. 😊

  2. Aude Bouquine dit :

    Pareil pour moi, c’était mon premier. Tu verras, très belle écriture. Merci pour ta fidélité

  3. sonia dit :

    Lu egalement. Et meme ressenti que toi. Je publierai ma chronique demain mais la tienne est magnifique !!

  4. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup 😊

  5. J’ai fais ma demande à Grasset sur NetGalley. Je croise les doigts. Sinon, je l’achèterais. J’ai toujours plaisir à découvrir tes chroniques car j’apprécie le ton et le style de ces dernières. 😊

  6. Matatoune dit :

    Magnifique chronique qui m’a emue, beaucoup ! Je l’ai lu assez tôt ce livre et évidemment beaucoup aimé et quand hier, j’ai regardé la vidéo de l’auteur qui explique ses intentions dans ce livre, j’ai su combien ce livre avait été important pour lui !  » On peut faire confiance à Sorj Chalandon pour ne jamais cédé au politiquement correct et de parler toujours, et toujours, de combats ! Celui-ci est intime mais n’empêche ni la solidarité ni le partage. Aussi de blog à blog, je t’embrasse !

  7. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup. Si tu retrouves le lien de cette vidéo, je veux bien. J’aimerai beaucoup la regarder.

  8. Aude Bouquine dit :

    Merci 😊
    Jamais facile de voir une vidéo quand la chronique est sortie.
    Ouf, J’ai bien cerné le livre je crois. Effectivement cette lumière dont il parle est très présente, surtout dans la seconde partie. La maladie transforme ça c’est certain, ici Jeanne avait besoin qu’elle lui ouvre les yeux.

  9. Matatoune dit :

    Oui tout à fait ! Bonne fin de journée !

  10. Aude Bouquine dit :

    A toi aussi

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