Aude Bouquine

Blog littéraire

Moe a quitté sa Polynésie natale pour suivre Rodolphe, petit français qui passait par là. Sous couvert d’un amour naissant, qui se révèle bien vite poisseux, Moe le quitte avec, dans son paquetage, un enfant. Réjane l’héberge quelque temps, mais rapidement, elle ne supporte plus cette gamine qui n’arrive pas à avoir de travail fixe assez bien payé ni ce gosse qu’elle doit prendre garde à ne pas réveiller. Désœuvrée, seule, sans toit, elle atterrit à la Casse. La Casse c’est un Township dans lequel sont regroupés tous les « ratés » dans son genre. Ils y vivent dans des voitures qui servent d’habitation. Cela évite qu’on les voie traîner dans les centres villes. Ils sont parqués, surveillés, sans possibilités d’en sortir. Une nouvelle vie commence alors pour Moe… sur le sol français, pas telle qu’elle l’avait imaginé…

Rien de ce que je pourrai écrire dans cette chronique n’arrivera à la cheville de ce roman. J’aurai juste envie de vous dire lisez-le, rien de plus, rien de moins, simplement lisez-le. Il y a des auteurs de littérature noire chez lesquels le lecteur ne décèle aucune lumière, pas la moindre petite braise, juste un noir dense, profond, un puits sans fond où toute forme d’optimisme semble absente. Cela n’est pas le cas dans ce roman de Sandrine Collette. Dieu sait qu’il est noir, qu’il est dur, qu’il est pessimiste. Les situations sont catastrophiques, les personnages désenchantés, les actes dramatiques. Et pourtant, malgré ce scénario effroyable, la lumière jaillit, entretenue par des âmes folles, profondément humaines qui décident de se battre contre la fatalité, envers et contre tout.

Six magnifiques portraits de femmes vivent dans ce roman. Chacune dévoile un pan de sa vie dans des apartés saisissants, une vérité terrifiante, un passé lourd peuplé d’êtres malveillants et pervers. Chacune est meurtrie, blessée, isolée, mais ensemble, elles sont la lumière de leur quartier dans la Casse. Ensemble, elles sont fortes, volontaires, aimantes et empreintes d’humanité. « La présence et l’aide de ces cinq femmes-là, elle s’en rend compte, n’ont pas de prix. (…) Vrai, Moe donnerait ce qu’elle gagne si cela suffisait à les rendre presque heureuses… » L’entraide, l’écoute, l’attention mutuelle, la compassion font de ce groupe une force que nul ne peut arrêter : ni les blâmes, ni les horreurs, ni les actes qui souillent ni la misère ni la crasse. Ensemble, et malgré leurs histoires personnelles différentes, leurs blessures intimes, elles se prêtent main-forte.     « Vivre les uns sur les autres l’expression parfaite pour expliquer les liens entre les filles : qu’une seule bouge, et toutes le ressentent. »

Il faut s’imaginer une ville de 8000 habitants, vivant dans des carcasses de voiture, obligés de travailler aux cultures pour quelques maigres piécettes, subissant la chaleur en été, le froid en hiver, les maladies, les agressions, la peur. La Casse est une prison dont on ne sort pas ou alors à un prix élevé. La description faite par Sandrine Collette est criante de vérité. Vous y vivez. Vous subissez. Vous avez peur.

Cette dystopie dévoile, avec lucidité, le futur de notre société basée sur l’absence de compassion, l’envie de se débarrasser des « éléments gênants » (cf. les migrants et la jungle de Calais), l’individualisme poussé à outrance. La construction de villes ghettoïsées similaires à la Casse est tout à fait plausible dans un avenir proche et incertain où la pauvreté et la misère dérangent. C’est ce qui rend le roman si terrifiant. Dans la première partie, Sandrine Collette développe avec brio la lente escalade vers la misère et le cercle vicieux, infernal, qui en découle. Ces éléments permettent de comprendre la lente et inéluctable dégringolade qui amène Moe à la Casse. La seconde partie décrit la vie en ces lieux où l’avenir est extrêmement sombre et les perspectives de s’en sortir maigres.

Le style de Sandrine Collette est aussi vivant que le sont ses personnages. Extérieurement, ils peuvent paraître éteints, mais à l’intérieur, ils sont flamboyants et ardents. Par le biais de phrases longues, parfois une page pleine, de nombreuses virgules, de multiples idées concentrées dans une phrase unique comme si le cerveau de l’un de ses personnages fonctionnait à plein régime ou que l’auteur souhaitait une asphyxie programmée de son lecteur, le peu de dialogues, Sandrine Collette parvient à transmettre une empathie totale en nous livrant la quintessence de l’intimité des âmes.  « Et c’est quoi un corps, au fond, sinon une enveloppe que l’on peut détacher de toute pensée quelque chose de flottant, d’insensible, parce qu’on l’a décidé et qu’on l’oblige en lui ordonnant de se taire, c’est quoi un corps malaxé, tourné et retourné sur un matelas sale, investi par d’autres, quand le cerveau fait une coupure, oublie la nuit, quoi de plus que des courbatures et des douleurs au petit matin, au moment de rentrer – il est cinq heures le jour d’après et Moe veut seulement prendre une douche, se laver de l’horreur, les effets de l’herbe hallucinogène dérobée dans la caravane d’Ada disparaissent peu à peu. »

J’ai été littéralement envoûtée par ce récit hypnotique, par cette écriture vampirisante qui résonnait comme un glas au fond de mes entrailles, capable de vassaliser et mon cœur et mon cerveau. Mais surtout, l’auteur transmet cet incroyable appétit de vivre, ce positivisme à toute épreuve, l’idée que rien n’est jamais joué d’avance, que chaque pas, quoi qu’il en coûte reste un pas. « Forcer le destin. À se remettre debout chaque fois en le regardant bien droit dans les yeux, même pas mal, il finira par se lasser, comme les massacres et les épidémies, à un moment tout s’arrête sans que personne ne sache pourquoi, tout reflue, la vie reprend. »

Ce roman est intimiste, sombre et lumineux, doux et violent, mais c’est avant tout une leçon d’humanisme et une ode à la solidarité.

 

 

15 réflexions sur “LES LARMES NOIRES SUR LA TERRE, Sandrine Collette – Denoël, sorti le 28 février 2017

  1. Que j’ai aimé ce roman !

  2. Yvan dit :

    Un bijou. Tu accumules les merveilles de lecture actuellement, la suite risque de te sembler bien fade 😉

  3. Aude Bouquine dit :

    Oui j’ai un peu peur j’avoue….

  4. Yvan dit :

    Ren tout cas tu nous régales avec tes billets si plein d’enthousiasme et d’humanité !

  5. Aude Bouquine dit :

    Allez, je lis quoi maintenant ? Une idée ?

  6. Yvan dit :

    Une daube, une romance, le nouveau livre de Sarkozy, ou tu regardes Fox News en boucle 😉

  7. Aude Bouquine dit :

    Heu… super programme 😉

  8. Yvan dit :

    tu m’as demandé des idées, j’en ai plein (tu n’as pas parlé de bonnes idées) 😉

  9. Aude Bouquine dit :

    Faut que je sois plus précise 😉

  10. Yvan dit :

    😁

  11. Aude Bouquine dit :

    Un bijou Geneviève ! Je ne m’attendais pas à ça. Et quelle écriture !!! Splendide !

  12. Oui j’ai eu la chance de l’interroger à propos de ce roman, certaine de ses réponses reste un mystère pour moi !

  13. Aude Bouquine dit :

    Je peux avoir le lien Geneviève ?

  14. Je vais te trouvé ça 😉

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