Aude Bouquine

Blog littéraire

Juillet 2016, Hélène et Bertrand décident d’accorder leur confiance à Natacha pour porter leur bébé. Bien qu’ils se sachent hors la loi, bien qu’ils soient conscients de prendre des risques, leur désespoir est plus fort que leur peur. Luca naît le 17 mars 2017 à 9h10. « Il est spécial, ce bébé. Votre anonymat sera sa meilleure protection. » Novembre 2017, un cadavre atrocement mutilé et totalement défiguré est découvert en forêt de Bondy. Un homme meurt, les yeux injectés de sang, devant le nouveau 36 en voulant remettre une lettre aux autorités à 17h02 précises. Parallèlement, une femme et un homme sont enlevés et enfermés dans des cylindres. Ils y sont filmés. Leur calvaire circule en live sur internet. Le compte à rebours est lancé « par notre façon de consommer du vide. Par nos yeux rivés sur ces écrans. Par nos clics et nos saloperies de hashtags. » Nous sommes en présence de terroristes 2.0, ceux qui utilisent les nouvelles technologies….Pour Sharko et son équipe, l’enfer ne fait que commencer…

Prise de conscience ? Peur ? Pertes des libertés individuelles ? Flicage en line ? Progrès scientifiques qui dépassent la Morale ? Réelle tendance à l’eugénisme ? Après le dernier Bernard Minier qui développe la tragédie des brevets de nouvelles technologies en cours de développement, le dernier Céline Denjean qui nous plonge dans les progrès médicaux permettant d’effacer la mémoire, Franck Thilliez construit son enquête dans un univers où les libertés individuelles ne sont plus qu’illusions, ou la vie privée n’existe plus et se retrouve « en ligne » avec notre consentement, où les nouvelles technologies et les GAFA prennent le pouvoir, mais pas seulement….Il fait souvent référence au mythe de la Caverne de Platon. La Caverne représente le monde sensible, celui des émotions, celui dont il faut donc se détourner parce qu’il fausse notre jugement. L’extérieur de la caverne représente le monde des idées, le raisonnement, c’est le monde de la vérité vers lequel l’Homme doit tendre. La description de notre monde 2.0 façon Thilliez est cette caverne, nous sommes dans la caverne ! « La neuro dictature et l’emmurement définitif de la caverne sont en route. »

Tout part d’un simple constat sociétal : le désespoir d’un couple incapable de concevoir, les contradictions de notre société qui transforment l’adoption en chemin de croix, et donc l’obligation de recourir à des solutions « alternatives » pour satisfaire un désir d’enfant. Après ce prologue, Franck Thilliez entame une première partie dans laquelle 2 mondes s’affrontent : le nôtre et celui de Franck Sharko, mythique flic du 36 quai des orfèvres obligé de déménager au Bastion, nouveau 36, plus moderne, mieux équipé, plus dans l’air du temps. On le retrouve plus ombrageux, nostalgique du flic qu’il était où son métier d’avant consistait surtout à « courir » après les voyous. La culpabilité fait toujours partie intégrante de sa personnalité, il faut dire que son créateur lui en a fait voir de toutes les couleurs. Pourtant, il s’efface progressivement, comme son épouse Lucie pour laisser place exclusivement à l’enquête, et à une description acerbe de notre monde.

Franck Thilliez explore de multiples sujets. Loin de les survoler, il les décortique et va au fond des choses et jusqu’aux conséquences qu’elles engendrent. J’ai rarement lu un récit d’une telle densité : c’est tentaculaire. Ça arrive de partout et ça vous frappe à chaque chapitre à peine remis du précédent. D’abord, en ligne de mire : les réseaux sociaux et Facebook en particulier. « Pauvres chimpanzés, votre vie appartient désormais à Google et Facebook ! Votre existence est construite sur des « j’aime » et sans eux, vous avez l’impression de n’être rien. » Puis internet dans sa globalité, les big datas collectés par les géants du Net « Google vous connaît mieux que n’importe quel psychologue », et le Darknet où toutes les atrocités se vendent et s’achètent. Suivent ensuite les thématiques des manipulations génétiques, de l’eugénisme compationnel, « la grande foire de la génétique », le transhumanime et le bio-hacking. Nous sommes dans un univers technologique intégral où l’Homme n’existe plus en tant que lui-même, il est la matière d’un robot en construction qui finira par prendre sa place.

Derrière ces thématiques tentaculaires, se cache pourtant un homme, écrivain. Par opposition à cet univers aux technologies de pointe, Franck Thilliez nous fait du nature writing, comme pour contrebalancer, avec ses 5 sens, ce monde immatériel qu’on ne peut ni sentir, ni voir, ni toucher. Pour ce faire, il utilise la crue de la Seine, des explorations en forêt ou en rase campagne, qui mettent toute la lumière sur les 5 sens. Je n’avais jamais autant senti l’odeur de la terre, de la pluie, entendu la nature qui bruisse, mais aussi le silence qui glace, contemplé l’eau qui déborde et qui recouvre tout. L’eau est d’ailleurs un personnage phare du roman qui prend une place énorme et sous bien des aspects. J’ai trouvé une réelle sensibilité poétique dans son écriture, un équilibre pondéré qui fait contrepoids aux scènes plus difficiles. Ces descriptions étaient des projections de lumière, donc d’humanité dans la nuit de son intrigue et c’est la forme d’espoir que j’y ai trouvé dans un roman globalement très sombre.

Comme d’habitude chez Thilliez, l’intrigue est construite de main de maître. La terminologie est précise, les procédures policières rigoureuses, les descriptions d’autopsie poussées. Le langage est adapté à chaque situation. Ce travail d’orfèvre apporte une crédibilité considérable à l’ensemble de son texte. Incontestablement, il n’écrit pas « juste » du polar. Le polar n’est qu’un prétexte pour aborder notre monde, ses problématiques, ses invraisemblances que nous ne voyons plus et qui ne nous révoltent donc plus. 550 pages d’une lecture hyper addictive, sans temps mort, pleines d’interrogations concernant notre futur, un besoin de se poser comme témoin d’une époque un peu folle qui prend lentement un tournant vers une modernité qui nous dépasse totalement.

Pour toutes ces raisons, j’ai trouvé ce roman brillant. Il est clair que Franck Thilliez, que je suis depuis le début en a encore largement sous le pied et réussit à nous surprendre à chaque fois ! Précipitez-vous, c’est excellentissime !

 

M LE BORD DE L’ABÎME, Bernard Minier – XO, sortie le 21 mars 2019

DOUBLE AMNESIE, Céline Denjean – Black Lab, sortie le 24 Avril 2019.

 

 

15 réflexions sur “LUCA, Franck Thilliez – Fleuve Noir, sortie le 2 mai 2019.

  1. Matatoune dit :

    Superbe chronique qui donne vraiment envie ! Merci et bon weekend !

  2. Yvan dit :

    Oh oui, excellentissime  ! Pour moi, c’est même l’un de ses meilleurs. La plupart des auteurs se seraient pris les pieds dans le tapis avec une telle intrigue tentaculaire, pas lui.

  3. sonia dit :

    Ahhhhhh. Je lirai ta chronique quand je l’aurai lu !!!!

  4. Aude Bouquine dit :

    Merci

  5. Aude Bouquine dit :

    Quelle densité !!! Je suis d’accord c’est vraiment excellent et maîtrisé !

  6. Aude Bouquine dit :

    Tu sais que je ne spoile jamais ! Bonne lecture 😉

  7. sonia dit :

    Je sais c est pas pour ca !!! Je n ai meme pas lu le resumé du livre, je sais juste que l on retrouve Sharko. J ai envie de decouvrir ce roman totalement à l aveugle, avec le moins d infos possible.

  8. Aude Bouquine dit :

    Tu as tout à fait raison !! J’ai fait exactement comme toi. Je te taquine 😉

  9. sonia dit :

    Je sais bien 😉. Passe un bon week end. Bises

  10. Achat obligatoire après avoir lu tous ces avis dithyrambique sur ce « Luca » signé Franck Thilliez. Excellente soirée Aude 🙂

  11. Aude Bouquine dit :

    Il est vraiment excellent !! Bonne future lecture alors ! Tu vas aimer 😉

  12. je pense que oui à 99% 😉 Je te dirais

  13. Raymond L dit :

    Loved reading this thank yyou

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