Aude Bouquine

Blog littéraire

Le prologue me laisse sur le carreau…. Mon cœur saigne et je pleure parce que je me souviens… Ce jour de janvier 2018 où, après des torrents d’eau, la montagne nous est tombée sur la tête, emmenant avec elle rochers, maisons, voitures, faisant plusieurs morts et laissant des dizaines de maisons détruites. Cette nuit-là, seule avec mes filles, j’ai cru que ma dernière heure était arrivée. Sans électricité, sans eau potable, sans gaz, sans réseau de téléphone, n’entendant que les sirènes hurler et le bruit des hélicoptères, j’ai attendu dans le noir et le froid des secours débordés.

Comment rester insensible à ce prologue ? Mon cœur se serre, je revois ces jours terrifiants que je n’aurai jamais pu envisager vivre et j’ai du mal à respirer. La force des mots utilisés par Sonja pour décrire ce cauchemar révèle incontestablement toute l’horreur de la situation vécue par un petit garçon de 3 ans, seul, emporté par la boue. Nous sommes à Zavoï, petit village des Balkans au mois d’avril. Jan Kosta, survivant de cette catastrophe, se souvient. Il n’a rien oublié de cet événement emblématique de son enfance avec lequel il a été forcé de se construire. Son village n’existe plus, il est désormais enfoui sous les eaux. De cette expérience dévastatrice, Kosta en a fait son métier : hydrogéologue. Il vit désormais à Dubai avec sa femme et sa fille et c’est là qu’un ami d’enfance vient le chercher. Il se passe des choses graves à Zavoï : certaines personnes qui vivent là ont des comportements étranges. On pense à une contamination de l’eau, des prélèvements sont nécessaires pour s’en assurer. Kosta revient alors sur les terres de son enfance, et en lui, les vannes s’ouvrent.

Je voudrais mettre en lumière deux aspects que j’ai particulièrement aimés dans ce roman, sans doute le plus personnel de Sonja Delzongle puisqu’elle y parle de ses racines et d’un conflit meurtrier qui a balayé cette terre. Ce roman est un hymne à son pays et j’ai été extrêmement touchée par la poésie qui s’en dégage, principalement dans les descriptions des paysages, de cette nature qui flamboie, mais qui inquiète aussi, de cette nature qui a tous les droits.

D’abord, j’aimerais parler de l’écriture qui insiste sans arrêt sur les opposés : l’homme et la bête, la nature accueillante et la nature hostile, l’eau et la terre donc l’humidité et la sécheresse, l’amour d’une terre chérie et la crainte qui s’en dégage, le passé et le présent. Kosta, enfant rescapé des eaux craint cette terre qui a fait mourir toute sa famille et pourtant, ses racines, la tendresse profonde qu’il ressent pour ce lieu fait partie intégrante de sa personnalité. Ce qui a failli le tuer est aussi ce qui l’a construit. Les cauchemars qu’il fait, cette sensation d’avoir de la boue dans ses veines, lui donnent cette appartenance inaltérable à cette terre aimée et honnie.

Ensuite, j’ai trouvé un parallèle plus que troublant entre ce barrage construit sur des terres meubles et la personnalité de Kosta bâtie, elle aussi, sur des fondations fragiles. La Centrale et le barrage apparaissent comme une forteresse infranchissable. Progressivement, les turbines ne sont plus étanches, les vannes s’ouvrent, les fuites d’eau apparaissent. Le bâtiment devient vulnérable, comme l’est le cœur de Kosta de retour sur ses terres. La symbolique du village fantôme qui réapparaît sous le lac, laissant entrevoir la vie qui a été, fait remonter en Kosta ce petit garçon de 3 ans, terrifié, suffocant, et au fond terriblement seul. Cette source qu’il passe le roman à chercher, pure, enfouie dans les profondeurs de la terre représente tout naturellement son enfance. Le lecteur l’accompagne dans cette quête qui va bien au-delà de prélèvements ou de diagnostics. C’est son âme qu’il revient chercher. Le personnage de Djol est celui qui fait le lien entre nature et culture, entre l’enfance et l’adulte, entre le passé et le présent, entre le cœur sec d’avoir trop souffert et le cœur tendre de l’enfant innocent.     « Comme toi, les gens ont oublié leurs origines, leurs racines, la source. Ils ont perdu le peu de mémoire qu’ils avaient. »

Un mot sur l’intrigue bien construite, angoissante et bien ficelée qui au demeurant a été secondaire pour moi, fascinée que j’étais par cette montagne, Babin Zub, la dent de la vieille, la quête de cette source d’eau pure et les descriptions de Sonja de sa terre. Cette intrigue sert surtout à mettre en lumière l’aspect extrêmement psychologique de l’évolution du personnage central. Ses racines, profondément ancrées en Serbie ne peuvent pas être volontairement annihilées, il est un arbre qui pousse, profondément enraciné dans cette terre, avec ses blessures, ses coups du sort, son histoire. « Soudé à la terre, à cet instant, Kosta redevient le rescapé du torrent d’eau et de boue qu’il n’a jamais cessé d’être. Toutes ces années loin d’ici, son existence confortable à l’étranger, n’ont finalement rien effacé. Juste recouvert. Ses racines sont restées mêlées à celles de ces arbres… »

La fin est magnifique, il n’y en avait pas d’autres possibles, tellement elle fait sens, tellement elle sonne juste. Nous n’échappons jamais à notre enfance ni à nos racines, et vouloir qu’il en soit autrement est un leurre. Sonja Delzongle le démontre admirablement bien dans ce roman qui touche l’âme et fait ressurgir l’enfant qu’on était. J’en ai été profondément émue…

 

Coulées de boue à Montecito…

6 réflexions sur “CATARACTES, Sonja Delzongle – Denoël, sortie le 11 avril 2019.

  1. Yvan dit :

    Quel magnifique ressenti de lecture

  2. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup Yvan

  3. couriretlire dit :

    superbe chronique…j’hésitais à me l’acheter…plus maintenant.

  4. Je rejoins les deux commentaires qui me précèdent : ton retour sur cette lecture est très touchant, beau. Très bon weekend Aude 🙂

  5. Aude Bouquine dit :

    Merci beaucoup! Un livre très touchant…

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