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OUBLIER NOS PROMESSES, Elsa Roch – Calmann-Lévy, sortie le 7 février 2018

Emma Loubry, journaliste, enquête sur des sujets polémiques. Son dernier papier concernait la traite des filles de l’Est. C’est celui-ci qui va provoquer sa mort : tuée à coup de machette, embryon arraché de son utérus. Le meurtrier n’a pas fait dans la dentelle. Son amant, Jérôme Pieaud, militaire rentré d’Afghanistan est le premier suspect. Le commissaire Amaury Marsac prend l’enquête en main et c’est dans les profondeurs de la ville qu’il va découvrir un monde où certains clans sont prêts à tout pour faire prospérer leurs trafics.

Je découvre la plume d’Elsa Roch par hasard. Dans mes résolutions 2019, j’avais envisagé d’alterner une nouveauté avec un livre plus ancien de ma pile à lire. Une belle occasion de découvrir des talents dont j’avais acheté les bouquins sans les lire. Cela avait déjà été le cas avec « Je serai le dernier homme » de David Coulon, je réitère donc avec « Oublier nos promesses ». Je persiste et je signe : de petits trésors dorment dans nos bibliothèques et il est vraiment dommage de les collectionner sans les ouvrir.

Elsa Roch écrit bien du polar, mais le polar n’est qu’un prétexte pour affirmer un talent qui va bien au-delà: celui d’une raconteuse d’histoires qui fait sonner les mots comme de la poésie. Son art se résume à l’intelligence du propos et à la beauté du style. Elle le fait si bien que le lecteur finit par oublier l’intrigue pour se noyer dans son phrasé. Il faudrait  pouvoir lire ce roman à haute voix tant la musicalité des mots berce le propos. J’ai adoré ses phrases longues, ponctuées de plusieurs virgules, qui déferlent sur vous comme des vagues. Des vagues de mots, qui, assemblées,  accentuent la profondeur des idées. Même dans ses descriptions de corps suppliciés, elle choisit des métaphores, des images et des mots si justes, que la violence est altérée par la beauté de la langue. Quand on la lit, on prend conscience de la richesse de notre langage, de la gradation des mots, du sens particulier des nuances. L’exercice consistant à mettre du sublime dans la noirceur est un travail d’équilibriste, épineux, périlleux, mais elle y parvient avec tant de fluidité, de naturel, que sa poésie vous embarque. Comme sa victime, son écriture est solaire. Sa parole est percutante parce qu’elle est documentée. Cela fait de « Oublier nos promesses » un polar intelligent qui met en lumière des thématiques fortes et des personnages de grande envergure.

La thématique principale de ce roman est le syndrome post-traumatique des hommes qui reviennent du front. « L’existence d’un stress post-traumatique est indéniable. Tout y est. L’arsenal au complet. Situation de stress cumulé, instabilité émotionnelle, irritabilité, cauchemars à répétition, hypervigilance, flashs diurnes, etc. » Mais il traite également de la difficulté à reprendre une vie normale quand l’esprit est assailli d’images de guerre, d’horreurs vécues, de traumatismes véhiculés parfois par des enfants ou des femmes armés qu’il faut abattre, de compagnons de cordée qui meurent sous les balles. Comment retrouver foi en l’être humain après avoir vécu l’innommable, comment en parler, comment se confier, comment dormir encore la nuit ? Le personnage de Jérôme Pieaud concentre toutes ces questions et symbolise la difficulté de vivre. Elsa Roch a une formation de psy, cela explique indubitablement la justesse de son argumentation. Les retours en arrière, moments où Jérôme se trouvait alors confronté à la terreur de son prochain, sont d’une telle richesse que le lecteur devient lui. L’empathie fait son oeuvre et c’est tremblant et inquiet que l’on suit son cheminement psychologique vers ses transes cauchemardesques. Sa culpabilité m’a bouleversée : incapable de faire la paix avec lui-même, il en a oublié de veiller sur la femme de sa vie. Incapable de lui confier ses terreurs, il s’est retrouvé seul et démuni devant tant de souvenirs violents. Comment rester insensible à une telle détresse….

Face à ce personnage en perdition, Amaury Marsac est en proie à d’autres démons. Une enquête compliquée à boucler face à un crime d’une sauvagerie sordide, mais surtout une vie personnelle dont le vide abyssal affecte profondément son mental. Lui aussi a une blessure passée béante qui affecte son devenir et régit toutes ses émotions.

« Il arrive que toutes les fenêtres du monde se referment brutalement sur un homme déjà à terre. »

« On ne vaut plus rien lorsqu’on n’a pas su protéger ce qui comptait le plus au monde. »

Dans cet univers sordide, la jeune femme assassinée, Emma apparaît comme une madone suppliciée : solaire, lumineuse, rayonnante. Elle plane sur tout le récit par une  force évanescente qui contrebalance les tortures psychologiques dont souffrent les personnages. Elsa Roch en a fait un éblouissant portrait de femme, forte, déterminée, et volontaire. « Peut-être était-elle seulement solaire, rayonnante, important tous ceux qu’elle croisait. Il y a des êtres comme ça, qui laissent une trace en vous, une empreinte, sans même le vouloir. »

Dans cette « poésie urbaine », comme elle aime à le rappeler, l’auteur donne des clés pour apprendre à accepter sa douleur et vivre avec elle, sans faux semblant et avec lucidité. Elle fait partie de nous comme la noirceur de l’homme fait partie de chaque être humain.  Nous sommes ambivalents, et c’est avec nous-mêmes qu’il faut savoir composer, avant d’être capable de résoudre le mystère de l’Autre. « À certains moments de la vie, ne faut-il pas oublier nos promesses, pour avancer, rester en vie ? »

« On ne sort pas seul du noir, il faut une main tendue ».

Un roman fort, un auteur extrêmement doué, une force transcendante qui se dégage de ce livre par la puissance des mots, une grâce littéraire qui touche les étoiles et met votre coeur à vif.

 

 

 

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